mardi 14 octobre 2014

C. G. JUNG ET L'ALCHIMIE



par Mircea Eliade
Texte publié in Forgerons et alchimistes, éd. Champs-Flammarion, 1977, pp. 177-180


Les recherches de C. G. Jung ne doivent rien à l'intérêt pour l'histoire de la chimie, ni à l'attraction pour le symbolisme hermétique en lui-même. Médecin et analyste, il étudiait les structures et le comportement de la psyché avec un but simplement thérapeutique. Si, peu à peu, il a été amené à étudier les mythologies et les religions, les gnoses et les rites, il l'a fait pour mieux comprendre les processus de la psyché, c'est-à-dire, en dernière instance, pour aider ses patients à guérir. Or, à un certain moment, il a été frappé par l'analogie entre le symbolisme des rêves et des hallucinations de certains de ses patients, et le symbolisme alchimique. Pour comprendre le sens et la fonction des rêves, Jung s'est mis à étudier très sérieusement les écrits des alchimistes. Il a poursuivi ses recherches pendant quinze ans, sans pourtant en parler, ni à ses patients, ni à ses collaborateurs immédiats. Il prenait la précaution d'éviter toute suggestion ou autosuggestion possible.

C'est seulement en 1935 qu'il donne une conférence à l'Eranos d'Ascona sur le symbolisme des rêves et le processus d'individuation […], suivie d'une autre en 1936 [...]. Dans la première, Jung compare une série de rêves, qui marquaient les étapes du processus d'individuation, avec les opération successive de l'opus alchymicum ; dans la deuxième conférence, il s'efforce d'interpréter psychologiquement certains symboles centraux de l'alchimie, et en premier lieu le complexe symbolique de la rédemption de la matière. Les deux textes, élaborés et considérablement augmentés, ont été publiés en 1944, sous forme de livre : Psychologie und Alchemie (Zürich, 1952) [éd. fr. Psychologie et alchimie, Buchet-Chastel]. Depuis les conférences d'Ascona, les allusions à l'alchimie deviennent de plus en plus fréquentes dans les écrits de Jung, mais on doit signaler surtout les études suivantes : « Die Visionen des Zosimos » (Eranos Jahrbuch, V, 1937 ; une version augmentée a été publiée dans le volume Von den Wurzeln des Bewusstseins [éd. fr. Les racines de la conscience, Buchet Chastel et Livre de Poche] ; Die Psychologie der Uebertragung (Zürich, 1946) [éd. fr. Psychologie du transfert, Albin Michel], prolégomènes au monumental Mysterium Conjunctionis I-II (Zürich, 1955-1956) [éd. fr. même titre, Albin Michel] ; « Der philosophische Baum » […] ; le texte, complètement remanié, a été repris dans le volume Les racines de la conscience.




Lorsque Jung commençait ses recherches alchimiques, il existait un seul livre, sérieux et profond, où ce sujet était abordé dans la perspective de la psychologie des profondeurs : Probleme der Mystik und ihre Symbolik (Vienne, 1914), par Herbert Silberer [pas d'édition française], un des disciples les plus brillants de Freud. Au début de ses recherches, Jung ne se reconnaissait pas le droit de dépasser le niveau strictement psychologique : il avait affaire à des « faits psychiques » dont il était en train de découvrir certaines correspondances avec les symboles et les opérations alchimiques. Les hermétistes et les traditionalistes ont plus tard reproché à Jung d'avoir traduit en termes psychiques un symbolisme et une opération qui étaient, de par leur propre mode d'être, trans-psychiques. Des reproches analogues ont été faits à Jung par certains théologiens ou certains philosophes : on lui a fait grief d'interpréter les faits religieux ou les faits métaphysiques en termes de psychologie. On connaît la réponse de Jung à de telles objections: le trans-psychologique n'est pas l'affaire du psychologue; toute expérience spirituelle implique une actualité psychique, et cette actualité est constituée par certains contenus et certaines structures, dont le psychologue a le droit, et le devoir, de s'occuper.

Or, c'était la nouveauté et l'importance des recherches de Jung d'avoir établi ce fait : que l'inconscient poursuit des processus qui s'expriment par un symbolisme alchimique et qui tendent à des résultats psychiques homologables aux résultats des opérations hermétiques. Il serait difficile de minimiser la portée d'une telle découverte. Laissant pour l'instant de côté l'interprétation purement psychologique proposée par Jung, sa découverte démontrait en substance ceci : au tréfonds de l'inconscient ont lieu des processus qui ressemblent étonnamment aux étapes d'une œuvre spirituelle - gnose, mystique, alchimie - qui n'est pas donnée dans le monde de l'expérience profane, qui, au contraire, tranche radicalement avec le monde profane. En d'autres termes, on serait devant une étrange solidarité de structure entre les produits de l' "inconscient" (rêves, rêves éveillés, hallucination, etc.) et les expériences qui, par le fait qu'elles dépassent les catégories du monde profane et désacralisé, peuvent être considérées comme appartenant à un "trans-conscient" (expériences mystiques, alchimiques, etc.).

Mais Jung avait remarqué, dès le début de ses recherches, que la série de rêves et de rêves éveillés, dont il était en train de découvrir le symbolisme alchimique, accompagnaient un processus d'intégration psychique qu'il appelle processus d'individuation. Donc, de tels produits de l'inconscient n'étaient ni anarchiques, ni gratuits, ils poursuivaient un but précis : l'individuation, qui, pour Jung, constitue l'idéal suprême de tout être humain, la découverte et la possession de son propre Soi. Mais si l'on tient compte que, pour les alchimistes, l'opus poursuit l'elixir vitae et l'obtention du lapis, c'est-à-dire à la fois la conquête de l'immortalité et de la liberté absolue (la possession de la pierre philosophale permettant, entre autre, la transmutation en or , donc la liberté de changer le monde, de le sauver), alors le processus de l'individuation, assumé par l'inconscient sans la "permission" du conscient, et la plupart du temps contre sa volonté, ce processus qui conduit l'homme vers son propre centre, le Soi, doit être considéré comme une pré-figuration de l'opus alchymicum, ou, plus exactement, comme une imitation inconsciente, à l'usage de tous les êtres, d'un processus initiatique extrêmement difficile et donc réservé à une élite spirituelle peu nombreuse.

Par conséquent, on serait amené à cette conclusion, qu'il existe plusieurs niveaux de réalisation spirituelle, mais ces niveaux sont solidaires et homologables si on les considère d'un certain plan de référence, en l'occurrence le plan psychologique. Le « profane » qui a des rêves alchimiques et approche d'une intégration psychique, traverse, lui aussi, les épreuves d'une « initiation » : seulement, le résultat de cette initiation n'est pas le même que celui d'une initiation rituelle ou mystique, bien que fonctionnellement il puisse leur être homologué. En effet, au niveau des rêves et d'autres processus de l'inconscient, nous assistons à une réintégration spirituelle qui, pour le « profane », a la même importance qu'une « initiation » au niveau rituel ou mystique. Tout symbolisme est polyvalent. Jung a démontré une polyvalence analogue pour les opérations « alchimiques » et « mystiques » : celles-ci sont applicables à des niveaux multiples et obtiennent des résultats homologables. L'imagination, le rêve, l'hallucination redécouvrent un symbole alchimique – et, par ce fait même, placent le patient dans une situation alchimique – et obtiennent une amélioration qui, au niveau psychique, correspond au résultat de l'opération alchimique.

Jung interprète autrement ses propres découvertes. Pour lui, en tant que psychologue, l'alchimie, avec tous ses symbolismes et toutes ses opérations, est une projection, dans la Matière, des archétypes et des processus de l'inconscient collectif. L'opus alchymicum est en réalité le processus d'individuation, par lequel on devient le Soi. L'elixir vitae serait l'obtention du Soi, car Jung avait observé que « les manifestations du Soi, c'est-à-dire l'apparition de certains symboles solidaires du Soi, apportent avec elles quelque chose de l'intemporalité de l'inconscient qui s'exprime dans un sentiment d'éternité et d'immortalité » (Psychologie der Uebertragung). Donc, la quête des alchimistes de l'immortalité correspond, au niveau psychologique, au processus de l'individuation, à l'intégration du Soi. Quant à la « pierre philosophale » rêvée par les alchimistes, Jung discerne dans son symbolisme plusieurs significations. Rappelons tout d'abord que, pour Jung, les opérations alchimiques sont réelles : seulement, cette réalité n'est pas physique, mais psychique. L'alchimie représente la projection d'un drame à la fois cosmique et spirituel en termes de « laboratoire ». L'opus magnum avait comme but aussi bien la délivrance de l'âme humaine que la guérison du Cosmos.


Dans ce sens, l'alchimie reprend et prolonge le christianisme. D'après les alchimistes, dit Jung, le christianisme a sauvé l'homme, mais non la Nature. Or, l'alchimiste rêve de guérir le Monde dans sa totalité la Pierre Philosophale est conçue comme le Filius Macrocosmi qui guérit le monde, tandis que, d'après les alchimistes, le Christ est le Sauveur du Microcosme, c'est-à-dire de l'homme seulement. Le but ultime de l'opus est l'apocatastase, le Salut cosmique : c'est pour cela que le Lapis philosophorum est identifié au Christ. D'après Jung, ce que les alchimistes appelaient la « Matière » était en réalité le soi-même. L' "âme du monde", l'anima mundi, identifiée par les alchimistes au spiritus mercurius, était emprisonnée dans la "matière". C'est pour cette raison que les alchimistes croyaient à la vérité de la « matière », car la « matière » était en effet leur propre vie psychique. Or, le but de l'opus était de délivrer cette « matière », de la « sauver », en un mot d'obtenir la Pierre Philosophale, c'est-à-dire le « corps glorieux », le corpus glorificationis.