par Mircea Eliade
Texte publié in Forgerons
et alchimistes, éd. Champs-Flammarion, 1977, pp. 177-180
Les
recherches de C. G. Jung ne doivent rien à l'intérêt pour
l'histoire de la chimie, ni à l'attraction pour le symbolisme
hermétique en lui-même. Médecin et analyste, il étudiait les
structures et le comportement de la psyché avec un but simplement
thérapeutique. Si, peu à peu, il a été amené à étudier les
mythologies et les religions, les gnoses et les rites, il l'a fait
pour mieux comprendre les processus de la psyché, c'est-à-dire, en
dernière instance, pour aider ses patients à guérir. Or, à un
certain moment, il a été frappé par l'analogie entre le symbolisme
des rêves et des hallucinations de certains de ses patients, et le
symbolisme alchimique. Pour comprendre le sens et la fonction des
rêves, Jung s'est mis à étudier très sérieusement les écrits
des alchimistes. Il a poursuivi ses recherches pendant quinze ans,
sans pourtant en parler, ni à ses patients, ni à ses collaborateurs
immédiats. Il prenait la précaution d'éviter toute suggestion ou
autosuggestion possible.
C'est
seulement en 1935 qu'il donne une conférence à l'Eranos
d'Ascona sur le symbolisme des rêves et le processus d'individuation
[…], suivie d'une autre en 1936 [...]. Dans la première, Jung
compare une série de rêves, qui marquaient les étapes du processus
d'individuation, avec les opération successive de l'opus
alchymicum ; dans la deuxième conférence, il s'efforce
d'interpréter psychologiquement certains symboles centraux de
l'alchimie, et en premier lieu le complexe symbolique de la
rédemption de la matière. Les deux textes, élaborés et
considérablement augmentés, ont été publiés en 1944, sous forme
de livre : Psychologie und Alchemie (Zürich, 1952) [éd.
fr. Psychologie et alchimie, Buchet-Chastel]. Depuis les
conférences d'Ascona, les allusions à l'alchimie deviennent de plus
en plus fréquentes dans les écrits de Jung, mais on doit signaler
surtout les études suivantes : « Die Visionen des
Zosimos » (Eranos Jahrbuch, V, 1937 ; une version
augmentée a été publiée dans le volume Von den Wurzeln
des Bewusstseins
[éd. fr. Les racines
de la conscience,
Buchet Chastel et Livre de Poche] ; Die
Psychologie der Uebertragung
(Zürich, 1946) [éd. fr. Psychologie
du transfert, Albin
Michel], prolégomènes au monumental Mysterium
Conjunctionis I-II
(Zürich, 1955-1956) [éd. fr. même titre, Albin Michel] ;
« Der philosophische Baum » […] ; le texte,
complètement remanié, a été repris dans le volume Les
racines de la conscience.
Lorsque
Jung commençait ses recherches alchimiques, il existait un seul
livre, sérieux et profond, où ce sujet était abordé dans la
perspective de la psychologie des profondeurs : Probleme
der Mystik und ihre Symbolik
(Vienne, 1914), par Herbert Silberer [pas d'édition française], un
des disciples les plus brillants de Freud. Au début de ses
recherches, Jung ne se reconnaissait pas le droit de dépasser le
niveau strictement psychologique : il avait affaire à des
« faits psychiques » dont il était en train de découvrir
certaines correspondances avec les symboles et les opérations
alchimiques. Les
hermétistes et les traditionalistes ont plus tard reproché à Jung
d'avoir traduit en termes psychiques un symbolisme et une opération
qui étaient, de par leur propre mode d'être, trans-psychiques. Des
reproches analogues ont été faits à Jung par certains théologiens
ou certains philosophes : on lui a fait grief d'interpréter les
faits religieux ou les faits métaphysiques en termes de psychologie.
On connaît la réponse de Jung à de telles objections: le
trans-psychologique n'est pas l'affaire du psychologue; toute
expérience spirituelle implique une actualité psychique, et cette
actualité est constituée par certains contenus et certaines
structures, dont le psychologue a le droit, et le devoir, de
s'occuper.
Or,
c'était la nouveauté et l'importance des recherches de Jung d'avoir
établi ce fait : que l'inconscient poursuit des processus qui
s'expriment par un symbolisme alchimique et qui tendent à des
résultats psychiques homologables
aux résultats des opérations hermétiques.
Il serait difficile de minimiser la portée d'une telle découverte.
Laissant pour l'instant de côté l'interprétation purement
psychologique proposée par Jung, sa découverte démontrait en
substance ceci : au tréfonds de l'inconscient ont lieu des processus
qui ressemblent étonnamment aux étapes d'une œuvre spirituelle -
gnose, mystique, alchimie - qui n'est pas donnée dans le monde de
l'expérience profane, qui, au contraire, tranche radicalement avec
le monde profane. En d'autres termes, on serait devant une étrange
solidarité de structure entre les produits de l' "inconscient"
(rêves, rêves éveillés, hallucination, etc.) et les expériences
qui, par le fait qu'elles dépassent les catégories du monde profane
et désacralisé, peuvent être considérées comme appartenant à un
"trans-conscient" (expériences mystiques, alchimiques,
etc.).
Mais
Jung avait remarqué, dès le début de ses recherches, que la série
de rêves et de rêves éveillés, dont il était en train de
découvrir le symbolisme alchimique, accompagnaient un processus
d'intégration psychique qu'il appelle processus d'individuation.
Donc, de tels produits de l'inconscient n'étaient ni anarchiques, ni
gratuits, ils poursuivaient un but précis : l'individuation, qui,
pour Jung, constitue l'idéal suprême de tout être humain, la
découverte et la possession de son propre Soi. Mais si l'on tient
compte que, pour les alchimistes, l'opus poursuit l'elixir
vitae
et l'obtention du lapis,
c'est-à-dire à la fois la conquête de l'immortalité et de la
liberté absolue (la possession de la pierre philosophale permettant,
entre autre, la transmutation en or , donc la liberté de changer le
monde, de le sauver), alors le processus de l'individuation, assumé
par l'inconscient sans la "permission" du conscient, et la
plupart du temps contre sa volonté, ce processus qui conduit l'homme
vers son propre centre, le Soi, doit être considéré comme une
pré-figuration de l'opus
alchymicum,
ou, plus exactement, comme une imitation inconsciente, à l'usage de
tous les êtres, d'un processus initiatique extrêmement difficile et
donc réservé à une élite spirituelle peu nombreuse.
Par
conséquent, on serait amené à cette conclusion, qu'il existe
plusieurs niveaux de réalisation spirituelle, mais ces niveaux sont
solidaires et homologables si on les considère d'un certain plan de
référence, en l'occurrence le plan psychologique. Le « profane »
qui a des rêves alchimiques et approche d'une intégration
psychique, traverse, lui aussi, les épreuves d'une « initiation »
: seulement, le résultat de cette initiation n'est pas le même que
celui d'une initiation rituelle ou mystique, bien que
fonctionnellement il puisse leur être homologué. En effet, au
niveau des rêves et d'autres processus de l'inconscient, nous
assistons à une réintégration spirituelle qui, pour le
« profane », a la même importance qu'une « initiation »
au niveau rituel ou mystique. Tout symbolisme est polyvalent. Jung a
démontré une polyvalence analogue pour les opérations
« alchimiques » et « mystiques » : celles-ci
sont applicables à des niveaux multiples et obtiennent des résultats
homologables. L'imagination, le rêve, l'hallucination redécouvrent
un symbole alchimique – et, par ce fait même, placent le patient
dans une situation
alchimique
– et obtiennent une amélioration qui, au niveau psychique,
correspond au résultat de l'opération alchimique.
Jung
interprète autrement ses propres découvertes. Pour lui, en tant que
psychologue, l'alchimie, avec tous ses symbolismes et toutes ses
opérations, est une projection, dans la Matière, des archétypes et
des processus de l'inconscient collectif. L'opus
alchymicum
est en réalité le processus d'individuation, par lequel on devient
le Soi. L'elixir
vitae
serait l'obtention du Soi, car Jung avait observé que « les
manifestations du Soi, c'est-à-dire l'apparition de certains
symboles solidaires du Soi, apportent avec elles quelque chose de
l'intemporalité de l'inconscient qui s'exprime dans un sentiment
d'éternité et d'immortalité » (Psychologie
der Uebertragung).
Donc, la quête des alchimistes de l'immortalité correspond, au
niveau psychologique, au processus de l'individuation, à
l'intégration du Soi. Quant à la « pierre philosophale »
rêvée par les alchimistes, Jung discerne dans son symbolisme
plusieurs significations. Rappelons tout d'abord que, pour Jung, les
opérations alchimiques sont réelles
:
seulement, cette réalité n'est pas physique,
mais psychique.
L'alchimie représente la projection d'un drame à la fois cosmique
et spirituel en termes de « laboratoire ». L'opus
magnum
avait comme but aussi bien la délivrance de l'âme humaine que la
guérison du Cosmos.
Dans
ce sens, l'alchimie reprend et prolonge le christianisme. D'après
les alchimistes, dit Jung, le christianisme a sauvé l'homme, mais
non la Nature. Or, l'alchimiste rêve de guérir le Monde dans sa
totalité la Pierre Philosophale est conçue comme le Filius
Macrocosmi qui guérit le monde, tandis que, d'après les
alchimistes, le Christ est le Sauveur du Microcosme, c'est-à-dire de
l'homme seulement. Le but ultime de l'opus est l'apocatastase,
le Salut cosmique : c'est pour cela que le Lapis philosophorum
est identifié au Christ. D'après Jung, ce que les alchimistes
appelaient la « Matière » était en réalité le
soi-même. L' "âme du monde", l'anima mundi,
identifiée par les alchimistes au spiritus mercurius, était
emprisonnée dans la "matière". C'est pour cette raison
que les alchimistes croyaient à la vérité de la « matière »,
car la « matière » était en effet leur propre vie
psychique. Or, le but de l'opus était de délivrer cette
« matière », de la « sauver », en un mot
d'obtenir la Pierre Philosophale, c'est-à-dire le « corps
glorieux », le corpus glorificationis.
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