On
peut dire que, de génération en génération, les théosophes et
mystiques de l’Islam ont médité et réfléchi jusqu’au vertige
sur le tawhid
(unicité divine).
Ce
mot désigne couramment la profession de foi monothéiste, consistant
à affirmer qu’il n’y a point de Dieu hormis Dieu. Le tawhid
théologique pose et présuppose Dieu comme étant d’ores et déjà
un étant, Ens
supremum.
Sous
sa forme exotérique,
celle de la profession de foi (shahâda)
qui énonce Lâ ilâha
illâ Allâh (Nul dieu
autre que Dieu/Allah), le monothéisme
périt dans son triomphe, se détruit lui-même en devenant à son
insu, nolens volens,
une idolâtrie métaphysique. Le péril, immanent déjà au premier
moment du paradoxe du monothéisme, c’est de faire de Dieu, non pas
l’Acte pur d’être, l’Un-être, mais un Ens,
un étant (mawjûd),
fût-il infiniment au-dessus des autres étants. L’ascension de
l’esprit se fixe devant cette absence d’au-delà d’un Ens,
d’un étant. Et c’est cela l’idolâtrie métaphysique, laquelle
contredit au statut de l’étant, car il est impossible à un étant,
un Ens,
d’être supremum.
Ce qui est la Source et Principe ne peut donc être un Ens,
un étant. Et c’est ce qu’ont fort bien vu les théosophes
mystiques, notamment les théosophes ismaéliens et ceux de l’École
d’Ibn ‘Arabî.
Le
monothéisme ne trouve son salut et sa vérité qu’en atteignant à
sa forme ésotérique,
celle-là même qui pour la conscience naïve semble le détruire, et
dont le symbole de foi s’énonce sous cette forme : « Laya
fî’l-wojûd siwâ Allâh.
Il n’y a dans l’être que Dieu ». Le monothéisme
exotérique s’exhausse ainsi au niveau ésotérique et gnostique du
théomonisme.
L’énoncé même du théomonisme : « Il n’y a dans
l’être que Dieu » est la formule même de l’unicité
transcendantale de l’être, en arabe wahdat
al-wojûd.
Mais,
de même que le niveau exotérique subit sans cesse la menace d’une
idolâtrie métaphysique, de même le niveau ésotérique est menacé
d’un péril surgissant des méprises sur le sens du mot « être ».
La catastrophe se produit lorsque des esprits débiles ou
inexpérimentés en philosophie confondent cette unité de l’être
(wojûd,
esse,
είναι,
das Sein),
avec une soi-disant unité de l’étant (mawjûd,
ens,
όν,
das Seiende).
C’est le péril qu’a dénoncé Sayyed Ahmad ‘Alavî Ispahânî.
« Que personne ne vienne à penser, dit-il, que ce que
professent les théosophes mystiques (les Mota’allihûn)
est quelque chose de ce genre. Non pas, ils professent tous que
l’affirmation de l’Un est au niveau de l’être, et
l’affirmation du multiple est au niveau de l’étant. »
C’est là même le second moment du paradoxe du monothéisme. Il
est commun aux néoplatoniciens de langue grecque comme aux
néoplatoniciens de langue arabe. Il se résout de part et d’autre
dans la simultanéité, la comprésence du Dieu-Un et des Figures
divines multiples.
Ce
qu’il faut alors se représenter, c’est le rapport de l’être
avec l’étant.
Nous
aurons deux hypothèses : l’Un absolument Un transcende-t-il
l’être même ? Ou bien est-il concomitant de l’Être, de
l’Acte-être qui transcende les étants ?
La
première interprétation est l’interprétation de Platon
[Parménide,
159], telle que la défendait Proclus [Commentaire
sur le Parménide de Platon].
Nous la retrouvons chez les théosophes de l’ismaélisme, dans
l’école de Rajab ‘Ali Tabrîzî, chez les Shaykhîs. La source
de l’être est elle-même super-être.
La
seconde interprétation est celle des Ishrâqîyûn de Sohravardî et
de l’École d’Ibn ‘Arabî. L’Un transcendantal et l’Être
transcendantal se réciproquent dans le concept même de Lumières
des Lumières, origine des origines, etc.
Mais
dans l’un et l’autre cas la procession de l’être est
essentiellement théophanie.
C’est l’idée que l’on retrouve en Occident chez Jean Scot
Érigène
[De la division de la
nature]. L’encre est
unique, les lettres sont multiples. Il serait ridicule de prétendre,
sous prétexte qu’il n’y a qu’une seule encre, que les lettres
n’existent pas, c’est être incapable de voir simultanément l’Un
et le multiple. L’Un transcendant est donc l’unifique, l’unitif,
ce qui constitue l’étant comme étant. Les actes ontologiques
multiples, unifiant les étants, sont toujours l’unique l’Acte-être
de l’Un, et doivent être représentés par 1 x 1 x 1 x 1, etc. En
revanche, les étants multiples actualisés par l’Un unifique sont
représentés par 1 + 1 + 1 + 1, etc. Nous avons ainsi la double
manière de figurer la comprésence de l’Un et du multiple. Elle
m’a déjà été suggérée par le grand mystique Rûzbehân Baqlî
de Shîrâz.
Henry
Corbin, Le Paradoxe du
monothéisme,
cité
par Pierre Riffard, in Esotérismes
d’ailleurs, pp.
926-928
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