Qu’est-ce
qu’une religion ?
On
fait souvent appel à l’étymologie « re-ligare », dans
le sens de « relier » (étymologie
relevée par Lactance au 4° siècle et reprise par saint Augustin
d’Hippone). La
religion serait ce qui relie : 1) les hommes entre eux ; 2)
les hommes au divin. Ces deux dimensions, horizontale et verticale,
ont le mérite de représenter une croix, et semblent ainsi
s’appliquer parfaitement au christianisme, et notamment au
commandement de Jésus : « Aime Dieu et aime ton
prochain ».
L’idée
de religion implique une communauté, des rites, des croyances
communes, et très souvent, une organisation sociale qui en découle.
On trouve ainsi cette définition : « Ensemble des
croyances relatives à un ordre surnaturel ou supra-naturel, des
règles de vie, éventuellement des pratiques rituelles, propres à
une communauté ainsi déterminée et constituant une institution
sociale plus ou moins fortement organisée » (CNTRL).
Dans
l'antiquité, les religions revêtaient une dimension collective
certaine, se confondant avec le politique et le fondant même en
justifiant l'ordre établi : les Lois
de Manou
(Manavadharmashastra)
de l'hindouisme en sont un exemple flagrant. A Rome, la religion
disposait surtout des rites collectifs, assurés par un corps de
fonctionnaires religieux (rex
sacrorum, flamines, vestales,
etc.), et permettant la survie et l'équilibre de la cité et de la
société. Il en était de même chez les Celtes et dans l'ensemble
du monde indo-européen, comme ailleurs dans le monde :
shintoïsme japonais, confucianisme chinois, religions tribales
africaines, aborigènes ou amérindiennes.
Le
judaïsme de l'époque de Jésus n'échappe pas à cette règle :
la Torah est chemin de salut personnel, mais surtout ordre légal
collectif, celui du peuple élu de Dieu. Le culte du Temple se veut
garantie de l'ordre du cosmos et du peuple d'Israël. La religion des
Juifs est à la fois une spiritualité, une éthique, un droit, une
liturgie. L’islam, lui aussi, est une religion complète : il
porte en lui des règles qui s’appliquent à toute la vie sociale.
Le prophète Mohammed est le « Sceau des Prophètes »
législateurs. Adhérer à l'islam c'est accepter la shari'a, la Loi
imposée par Dieu par l'intermédiaire de Son messager.
Or,
Jésus n'est pas un législateur. « Je ne suis pas venu abolir
la Loi, mais l'accomplir ». Son message est tout entier tourné
vers le spirituel, et Son seul commandement, c'est le commandement
d'Amour : « Aimez Dieu, et aimez votre prochain comme
vous-mêmes », ou encore : « Aimez-vous les uns les
autres comme je vous ai aimés ». Son enseignement n'est pas
tourné vers l'extérieur, vers la société : « Rendez à
César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu »
(évangiles synoptiques) ou, mieux encore : « Donnez
à César ce qui est à César, donnez à Dieu ce qui est à Dieu, et
ce qui est à moi, donnez-le-moi » (évangile de Thomas, 100).
Car ici, non seulement on distingue le politique du religieux, mais
aussi le religieux du spirituel. On retrouve là le ternaire
traditionnel « corps, âme, esprit ». Le politique relève
du corps, du matériel ; le religieux – au sens rituel,
éthique et social – relève de l'âme, du psychique ; le
spirituel relève bien entendu de l'esprit.
Or, l'enseignement
de Jésus relève exclusivement de l'esprit, en aucune façon du
religieux – et moins encore, du politique. Cet enseignement tient
en quelques lignes : la Lumière divine s'incarne en l'homme
(« en tout homme qui vient en ce monde »), elle est la
base et le moyen du chemin qui mène l'homme à son état originel
divin, celui d'avant la Chute. Le signe extérieur de ce chemin de
Vie, c'est l'Amour universel (« agapé », en latin
« caritas », charité). Jésus-Christ est le modèle de
ce chemin de Vie (« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »).
Le seul sacrifice que réclame le Divin, c'est le sacrifice du moi,
symbolisé par la crucifixion. Alors, le chrétien peut atteindre le
Royaume (qui est en lui), par la Résurrection.
Ce
n'est que longtemps après Jésus que le christianisme est devenu
progressivement une religion, osons même dire : une religion
comme les autres. C'est notamment à partir du IV° siècle, après
l'alliance entre l’Église et
l'Empire romain, que le christianisme devient une religion. En se
greffant sur l'Empire, il adopte son droit – le droit romain,
toujours en vigueur dans l’Église. Ce droit n'a rien de
spécifiquement « chrétien » : c'est le droit de
l'Empire romain païen, transposé en climat chrétien. Dès lors,
la compromission du spirituel, soumis au psychique, avec le
politique, réédite le mythe de la Chute : le spirituel se
trouve coupé des deux autres composantes de l'homme individuel et
collectif. Il disparaît, se cache dans la clandestinité et
l'inconscient. Il affleure parfois, et se trouve alors réprimé par
le psychique-religieux allié au matériel-politique. Dans notre
civilisation chrétienne, le spirituel prend la forme du
néo-platonisme chrétien (Origène, Denys l'Aréopagite, les Pères
cappadociens, Jean Scot Erigène), de la contestation/rupture
religieuse (Bogomiles, Cathares, Vaudois, François d'Assise, Joachim
de Flore, Nicolas de Flue...), de la mystique rhénano-flamande
(Maître Eckhart, Tauler, Suso, Ruysbroek, M. Porete...), espagnole
(saint Jean de la Croix) ou française (Mme Guyon), de l'hermétisme
(Rose-Croix, Paracelse et la tradition alchimique), de l'illuminisme
(Boehme, Martinès de Pasqually, Saint-Martin...)... Toujours
minoritaire, souvent clandestin, parfois opprimé.
Le
message et l'enseignement de Jésus ne sont pas incompatibles avec
les différentes religions dites « païennes ». Bien
mieux : là aussi, le Christ les accomplit, il les transcende et
leur rend leur sens originel. En
Irlande par exemple, jamais conquise par les armées romaines, le
message christique s'est superposé à la tradition celtique, il l'a
vivifiée sans l'abolir : « Je ne suis pas venu abolir la
loi, mais l'accomplir ». En Irlande, c'est le droit « brehon »,
le droit celtique traditionnel, qui sera toujours en vigueur ;
le droit romain ne s'imposera qu'au XII° siècle, lorsque Rome aura
définitivement imposé sa main-mise. L'accomplissement – et la fin
– du christianisme celtique, c'est la littérature arthurienne.
Ainsi, le véritable
christianisme, loin d'être une religion au sens ordinaire de ce mot,
est le couronnement, l'achèvement, l'accomplissement de toutes
religions. Historiquement, il fut – ou voulut être –
l'accomplissement du judaïsme. Comme il est naturel dans ce monde
chuté, la plupart des Juifs de l'époque ne l'ont pas reconnu (« La
Lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l'ont pas
saisie »). Il aurait pu être aussi l'accomplissement de la
religion gréco-romaine, déjà en voie de spiritualisation par le
platonisme, si l'alliance contre nature avec le pouvoir politique ne
l'avait corrompu, donnant naissance à la « religion
chrétienne ». Car le pouvoir romain était déjà, dans
l'ordre traditionnel, une déviance, où la fonction
politico-guerrière (les patriciens) avait réduit le spirituel au
niveau d'un fonctionnariat rituel (voir « la révolte des
Kshatriyas », selon René Guénon). Dans cette continuité,
l’Église devint subordonnée à l'Empire, et y perdit son âme...
Pour
le mot « religion », on évoque aussi parfois
l’étymologie latine « re-ligere », dans laquelle le
radical « legere » s’apparente au grec « logos »,
comme dans « inter-legere », devenu « intelligere ».
Il s’agit alors de souligner, comme C.-G. Jung, que le religieux
est d’abord la rencontre avec le sacré, rencontre extérieure
parfois, mais intérieure toujours. Il s’agit d’une prise de
conscience, celle de la Réalité lumineuse et ténébreuse, terrible
et réconfortante, qui devient alors l’axe de la vie. C’est en ce
sens que Jung a parlé de « fonction religieuse » chez
l’homme. Et c'est en ce sens seulement que le véritable
christianisme, la voie ouverte par le Maître Jésus vers la
réintégration de l'homme en son Origine divine, est une
« religion ».
tout a fait d accord avec vous.bravo pour la richesse de votre site .
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