samedi 27 décembre 2014

Le christianisme authentique n’est pas une religion




Qu’est-ce qu’une religion ?

On fait souvent appel à l’étymologie « re-ligare », dans le sens de « relier » (étymologie relevée par Lactance au 4° siècle et reprise par saint Augustin d’Hippone). La religion serait ce qui relie : 1) les hommes entre eux ; 2) les hommes au divin. Ces deux dimensions, horizontale et verticale, ont le mérite de représenter une croix, et semblent ainsi s’appliquer parfaitement au christianisme, et notamment au commandement de Jésus : « Aime Dieu et aime ton prochain ».

L’idée de religion implique une communauté, des rites, des croyances communes, et très souvent, une organisation sociale qui en découle. On trouve ainsi cette définition : « Ensemble des croyances relatives à un ordre surnaturel ou supra-naturel, des règles de vie, éventuellement des pratiques rituelles, propres à une communauté ainsi déterminée et constituant une institution sociale plus ou moins fortement organisée » (CNTRL).

Dans l'antiquité, les religions revêtaient une dimension collective certaine, se confondant avec le politique et le fondant même en justifiant l'ordre établi : les Lois de Manou (Manavadharmashastra) de l'hindouisme en sont un exemple flagrant. A Rome, la religion disposait surtout des rites collectifs, assurés par un corps de fonctionnaires religieux (rex sacrorum, flamines, vestales, etc.), et permettant la survie et l'équilibre de la cité et de la société. Il en était de même chez les Celtes et dans l'ensemble du monde indo-européen, comme ailleurs dans le monde : shintoïsme japonais, confucianisme chinois, religions tribales africaines, aborigènes ou amérindiennes.

Le judaïsme de l'époque de Jésus n'échappe pas à cette règle : la Torah est chemin de salut personnel, mais surtout ordre légal collectif, celui du peuple élu de Dieu. Le culte du Temple se veut garantie de l'ordre du cosmos et du peuple d'Israël. La religion des Juifs est à la fois une spiritualité, une éthique, un droit, une liturgie. L’islam, lui aussi, est une religion complète : il porte en lui des règles qui s’appliquent à toute la vie sociale. Le prophète Mohammed est le « Sceau des Prophètes » législateurs. Adhérer à l'islam c'est accepter la shari'a, la Loi imposée par Dieu par l'intermédiaire de Son messager.







Or, Jésus n'est pas un législateur. « Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir ». Son message est tout entier tourné vers le spirituel, et Son seul commandement, c'est le commandement d'Amour : « Aimez Dieu, et aimez votre prochain comme vous-mêmes », ou encore : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». Son enseignement n'est pas tourné vers l'extérieur, vers la société : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu » (évangiles synoptiques) ou, mieux encore : « Donnez à César ce qui est à César, donnez à Dieu ce qui est à Dieu, et ce qui est à moi, donnez-le-moi » (évangile de Thomas, 100). Car ici, non seulement on distingue le politique du religieux, mais aussi le religieux du spirituel. On retrouve là le ternaire traditionnel « corps, âme, esprit ». Le politique relève du corps, du matériel ; le religieux – au sens rituel, éthique et social – relève de l'âme, du psychique ; le spirituel relève bien entendu de l'esprit.

Or, l'enseignement de Jésus relève exclusivement de l'esprit, en aucune façon du religieux – et moins encore, du politique. Cet enseignement tient en quelques lignes : la Lumière divine s'incarne en l'homme (« en tout homme qui vient en ce monde »), elle est la base et le moyen du chemin qui mène l'homme à son état originel divin, celui d'avant la Chute. Le signe extérieur de ce chemin de Vie, c'est l'Amour universel (« agapé », en latin « caritas », charité). Jésus-Christ est le modèle de ce chemin de Vie (« Je suis la Voie, la Vérité et la Vie »). Le seul sacrifice que réclame le Divin, c'est le sacrifice du moi, symbolisé par la crucifixion. Alors, le chrétien peut atteindre le Royaume (qui est en lui), par la Résurrection.







Ce n'est que longtemps après Jésus que le christianisme est devenu progressivement une religion, osons même dire : une religion comme les autres. C'est notamment à partir du IV° siècle, après l'alliance entre l’Église et l'Empire romain, que le christianisme devient une religion. En se greffant sur l'Empire, il adopte son droit – le droit romain, toujours en vigueur dans l’Église. Ce droit n'a rien de spécifiquement « chrétien » : c'est le droit de l'Empire romain païen, transposé en climat chrétien. Dès lors, la compromission du spirituel, soumis au psychique, avec le politique, réédite le mythe de la Chute : le spirituel se trouve coupé des deux autres composantes de l'homme individuel et collectif. Il disparaît, se cache dans la clandestinité et l'inconscient. Il affleure parfois, et se trouve alors réprimé par le psychique-religieux allié au matériel-politique. Dans notre civilisation chrétienne, le spirituel prend la forme du néo-platonisme chrétien (Origène, Denys l'Aréopagite, les Pères cappadociens, Jean Scot Erigène), de la contestation/rupture religieuse (Bogomiles, Cathares, Vaudois, François d'Assise, Joachim de Flore, Nicolas de Flue...), de la mystique rhénano-flamande (Maître Eckhart, Tauler, Suso, Ruysbroek, M. Porete...), espagnole (saint Jean de la Croix) ou française (Mme Guyon), de l'hermétisme (Rose-Croix, Paracelse et la tradition alchimique), de l'illuminisme (Boehme, Martinès de Pasqually, Saint-Martin...)... Toujours minoritaire, souvent clandestin, parfois opprimé.

Le message et l'enseignement de Jésus ne sont pas incompatibles avec les différentes religions dites « païennes ». Bien mieux : là aussi, le Christ les accomplit, il les transcende et leur rend leur sens originel. En Irlande par exemple, jamais conquise par les armées romaines, le message christique s'est superposé à la tradition celtique, il l'a vivifiée sans l'abolir : « Je ne suis pas venu abolir la loi, mais l'accomplir ». En Irlande, c'est le droit « brehon », le droit celtique traditionnel, qui sera toujours en vigueur ; le droit romain ne s'imposera qu'au XII° siècle, lorsque Rome aura définitivement imposé sa main-mise. L'accomplissement – et la fin – du christianisme celtique, c'est la littérature arthurienne.




Ainsi, le véritable christianisme, loin d'être une religion au sens ordinaire de ce mot, est le couronnement, l'achèvement, l'accomplissement de toutes religions. Historiquement, il fut – ou voulut être – l'accomplissement du judaïsme. Comme il est naturel dans ce monde chuté, la plupart des Juifs de l'époque ne l'ont pas reconnu (« La Lumière luit dans les ténèbres, mais les ténèbres ne l'ont pas saisie »). Il aurait pu être aussi l'accomplissement de la religion gréco-romaine, déjà en voie de spiritualisation par le platonisme, si l'alliance contre nature avec le pouvoir politique ne l'avait corrompu, donnant naissance à la « religion chrétienne ». Car le pouvoir romain était déjà, dans l'ordre traditionnel, une déviance, où la fonction politico-guerrière (les patriciens) avait réduit le spirituel au niveau d'un fonctionnariat rituel (voir « la révolte des Kshatriyas », selon René Guénon). Dans cette continuité, l’Église devint subordonnée à l'Empire, et y perdit son âme...

Pour le mot « religion », on évoque aussi parfois l’étymologie latine « re-ligere », dans laquelle le radical « legere » s’apparente au grec « logos », comme dans « inter-legere », devenu « intelligere ». Il s’agit alors de souligner, comme C.-G. Jung, que le religieux est d’abord la rencontre avec le sacré, rencontre extérieure parfois, mais intérieure toujours. Il s’agit d’une prise de conscience, celle de la Réalité lumineuse et ténébreuse, terrible et réconfortante, qui devient alors l’axe de la vie. C’est en ce sens que Jung a parlé de « fonction religieuse » chez l’homme. Et c'est en ce sens seulement que le véritable christianisme, la voie ouverte par le Maître Jésus vers la réintégration de l'homme en son Origine divine, est une « religion ».





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