mercredi 26 février 2014

Exotérisme et ésotérisme dans la perspective de la tradition celtique




Depuis René Guénon (1886-1951), on ne peut plus ignorer la distinction fondamentale, dans le domaine des religions et spiritualités, qu'il a établie entre ésotérisme et exotérisme.
Si on s'accorde généralement à définir l'exotérisme comme l'enseignement qui, dans une tradition donnée, s'adresse au plus grand nombre et est accessible à tous, définir l'ésotérisme s'avère plus délicat. Les opinions à ce sujet divergent.
Pour René Guénon, l'ésotérisme est la Voie Royale, la seule qui mène à la Connaissance. Mais il ne saurait y avoir d'ésotérisme seul, indépendant de tout exotérisme.
Pour J. Fink-Bernard (L'apport spirituel de René Guénon, éd. Dervy, 1996), « L'essence même de l'ésotérisme consiste en une occultation de vérités métaphysiques dont toute une interprétation erronée accélérerait la décadence spirituelle qui caractérise notre époque. Le plus souvent cette occultation s'établit d'elle-même, puisqu'il est de la nature de l'ésotérisme de ne pas se mettre à la portée de tous, ni de se ravaler en cherchant à se faire comprendre de qui en est incapable... ». L'ésotérisme est donc incompatible avec toute forme de prosélytisme.
Prendre cette définition au pied de la lettre pourrait toutefois conduire à séparer deux corps de doctrine, plus ou moins divergentes, et deux groupes de personnes : celles qui seraient destinées à l'ésotérisme, et celles que leur « incapacité à comprendre » condamnerait à rester au niveau extérieur, celui de l'exotérisme.
Jean Borella, dans le cadre d'une réflexion sur cette question au sein du christianisme (Esotérisme guénonien et mystère chrétien, éd. L'Age d'Homme, 1997), tient une position plus nuancée que celle de René Guénon. Pour lui, exotérisme et ésotérisme, loin de désigner deux objets de pensée opposés et complémentaires, représentent en réalité deux modes herméneutiques, deux systèmes d'interprétation d'un troisième terme, qui est le seul objet : le revelatum, c'est-à-dire le contenu objectif de la révélation.
On m'objectera immédiatement avec horreur qu'il n'y a pas de révélation dans les paganismes, et en particulier dans la tradition celtique ; que le concept même de révélation est typique des religions monothéistes. Il n'en est rien. Aucune tradition authentique n'est fondée sur des conceptions humaines. Au contraire, toute tradition authentique est fondée sur un socle sacré, une représentation du sacré qui prend diverses formes, mais dont le point commun est d'être d'origine « non-humaine », c'est-à-dire divine. Il ne peut en être autrement dans la tradition celtique, comme dans les autres traditions indo-européennes, où le mode particulier d'expression de la révélation divine est le mythe.
Le mythe, comme récit symbolique mettant en œuvre les événements du monde imaginal, du monde intermédiaire, de l'Outremonde, n'est pas la création d'un homme ou d'un groupe d'hommes. Les sept Rishis (« voyants ») de l'hindouisme védique, auteurs supposés des Vedas, n'en sont pas les créateurs, mais de simples canaux de transmissions. De même, le récit de la « Fondation du Domaine de Tara » (Textes mythologiques irlandais, trad. Ch.-J. Guyonvarc'h, éd. Ogam-Celticum, 1980) relate comment la structure symbolique et sacrée de l'Irlande, divisée en cinq provinces (4+1), remonte à l'intervention d'un être extraordinaire, Trefuilngid Tre-eochair : « "Je suis venu en vérité", dit-il, "du coucher du soleil et je vais à son lever. Mon nom est Trefuilngid Tre-Eochair". "Pourquoi ce nom t'a-t-il été donné ?", dirent-ils. "Ce n'est pas difficile", dit-il, "parce que c'est moi qui suis la cause du lever du soleil et de son coucher". » « "Que ce soit comme vous l'avez trouvé", dit Fintan, "nous n'irons pas contre les dispositions que Trefuilngid nous a laissées, car c'était un ange de Dieu ou Dieu lui-même" ». Ainsi, toute tradition authentique provient du divin, selon son mode propre, et le mode de la transmission divine en terre celtique, c'est le mythe.

C'est donc notre attitude, notre modèle d'interprétation, notre herméneutique particulière, qui déterminera le caractère exotérique ou ésotérique de toute démarche.

L'herméneutique exotériste, ouverte à tous, publique, consiste en la reproduction des thèmes centraux du mythe, dans le cadre de rites collectifs, unifiant. Religio signifie ici le lien social et sacré à la fois, l'union de la communauté partageant les valeurs et surtout le corpus mythique, afin que la société des hommes soit conforme à l'ordre divin. Rites de saison, rites de passage des moments de la vie, adoration des formes divines, culte, prières collectives, relèvent de cette herméneutique, qui a sa raison d'être.


Il existe cependant une autre approche du mythe sacré, une autre herméneutique. Certains hommes (ce qui inclut évidemment des femmes) ressentent un appel plus profond, qui les pousse à interroger le mythe et à s'interroger soi-même, parce que le mythe résonne en soi-même. L'appel de l'Outremonde est puissant, et s'il n'est pas satisfait, il peut rendre malade. C'est d'un amour qu'il s'agit, l'amour d'Oengus pour Caer Ibormaith, la femme du Síd (« Le rêve d'Oengus », in Textes mythologiques irlandais). L'amant veut rechercher l'aimée. Il y a désir de quête, et cette quête, c'est l'initiation.

En effet, l'herméneutique ésotérique n'est pas ouverte à tous, car la Connaissance ne peut être donnée : c'est au cherchant d'aller la conquérir. Ce chemin est un chemin intérieur (c'est le sens du mot « ésotérique »), et la forêt aventureuse est celle de nos propres profondeurs.

Christian-J. Guyonvarc'h a évoqué en 1993, dans la revue Connaissance des religions, l'initiation celtique. Il est évident que la tradition celtique ancienne a possédé plusieurs voies initiatiques, depuis celles des métiers artisanaux, en passant par l'initiation guerrière, chevaleresque et royale, jusqu'à l'initiation druidique. Il est tout aussi évident que cette dernière n'a pas pu perdurer après l'invasion romaine, la christianisation, et les invasions germaniques. Le cas de l'Irlande est particulier, puisque la conversion de l'île par saint Patrick n'a pas été une rupture radicale avec l'ancienne tradition. La classe des filid, régulée dans le cadre de la nouvelle religion, a continué à transmettre l'essentiel, à savoir le patrimoine mythique, le « revelatum » celtique dont les dieux sont les personnages vivants.

La « résurgence », à partir de 1717, de courants se réclamant du druidisme (lignées de John Toland, Henry Hurle, puis Iolo Morganwg), pose question. Malgré les revendications de l'époque, relayées jusqu'à très récemment, il semble très peu probable qu'une réelle transmission de l'initiation druidique ait pu avoir lieu depuis l'antiquité jusqu'aux tavernes londoniennes où fut fondé le Druid Order. L'absence de références au mythe celtique, au sein de cet « Ordre Druidique », donne à penser que le lien avait réellement été rompu depuis plusieurs siècles. La similitude de milieu avec la franc-maçonnerie moderne naissante – fondée elle aussi dans les tavernes de Londres en 1717 – incite toutefois à s'interroger.

Aujourd'hui, de nombreux groupes s'affirment « druidiques ». Certains proviennent, par diverses filiations, des trois « lignées » du XVIII° siècle. D'autres sont de génération spontanée, ce qui en dit long sur leur connaissance des règles générales de l'initiation. Sans préjuger de l'efficience initiatique de la multitude d'organisations néo-druidiques actuelles, il semble bien qu'on y pratique surtout un exotérisme à base plus ou moins celtique, fondé sur huit fêtes annuelles (dont quatre ne sont pas celtiques), sur l'adoration de divinités dont on ne connaît que peu de choses, car coupées de leur contexte mythique, et sur une « inspiration » d'origine purement individuelle.

Mais si l'exotérisme est l'écorce de l'Arbre sacré, et l'ésotérisme le bois – l'Esprit en étant la sève –, comment ne pas voir que, trop souvent, on n'a affaire qu'à une écorce vide, voire même à une reproduction d'écorce en plastique made in Walt Disney ou Hollywood ? Les générations actuelles ne savent souvent plus faire la différence entre les récits mythiques d'origine supra-humaine, et les romans d'heroic fantasy plus ou moins imités de l’œuvre de J.R.R. Tolkien. Et l'on confond allègrement les personnages sacrés des anciens mythes, avec les elfes, fées, nains, hobbits et autres trolls de la sous-littérature pour adolescents.

Il y a grande urgence, pour ceux qui se réclament aujourd'hui de la tradition celtique, à retrouver l'Esprit qui l'animait dans les temps anciens, qui la fécondait par l'intermédiaire de l'initiation, qu'elle soit artisanale, guerrière et royale, ou sacerdotale. Certains druidisants d'aujourd'hui sont conscients de cette situation et de cette urgence, et parfois sont allés « ailleurs » quérir l'initiation nécessaire. Car l'Esprit est Un, et ses manifestations multiples. La Source est Une, qui irrigue toutes les terres et abonde tous les fleuves.

Toutefois, il faut encore que le parcours initiatique mène réellement là où il doit mener : à l'Esprit qui est Un, à la source de toutes choses, bref, à ce je-ne-sais-quoi qu'on a pris l'habitude d'appeler Dieu, faute de mieux. Et dans cette perspective, le seul « druide » authentique auquel j'accorderai ma confiance s'appelle Christ !


« Is é mo drui a Crist mac Dé ! »




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