Depuis
René Guénon (1886-1951), on ne peut plus ignorer la distinction
fondamentale, dans le domaine des religions et spiritualités, qu'il
a établie entre ésotérisme et exotérisme.
Si
on s'accorde généralement à définir l'exotérisme comme
l'enseignement qui, dans une tradition donnée, s'adresse au plus
grand nombre et est accessible à tous, définir l'ésotérisme
s'avère plus délicat. Les opinions à ce sujet divergent.
Pour
René Guénon, l'ésotérisme est la Voie Royale, la seule qui mène
à la Connaissance. Mais il ne saurait y avoir d'ésotérisme seul,
indépendant de tout exotérisme.
Pour
J. Fink-Bernard (L'apport spirituel de René Guénon, éd.
Dervy, 1996), « L'essence même de l'ésotérisme consiste en
une occultation de vérités métaphysiques dont toute une
interprétation erronée accélérerait la décadence spirituelle
qui caractérise notre époque. Le plus souvent cette occultation
s'établit d'elle-même, puisqu'il est de la nature de l'ésotérisme
de ne pas se mettre à la portée de tous, ni de se ravaler en
cherchant à se faire comprendre de qui en est incapable... ».
L'ésotérisme est donc incompatible avec toute forme de
prosélytisme.
Prendre
cette définition au pied de la lettre pourrait toutefois conduire à
séparer deux corps de doctrine, plus ou moins divergentes, et deux
groupes de personnes : celles qui seraient destinées à
l'ésotérisme, et celles que leur « incapacité à
comprendre » condamnerait à rester au niveau extérieur, celui
de l'exotérisme.
Jean
Borella, dans le cadre d'une réflexion sur cette question au sein du
christianisme (Esotérisme guénonien et mystère chrétien,
éd. L'Age d'Homme, 1997), tient une position plus nuancée que celle
de René Guénon. Pour lui, exotérisme et ésotérisme, loin de
désigner deux objets de pensée opposés et complémentaires,
représentent en réalité deux modes herméneutiques, deux systèmes
d'interprétation d'un troisième terme, qui est le seul objet : le
revelatum, c'est-à-dire le contenu objectif de la révélation.
On
m'objectera immédiatement avec horreur qu'il n'y a pas de révélation
dans les paganismes, et en particulier dans la tradition celtique ;
que le concept même de révélation est typique des religions
monothéistes. Il n'en est rien. Aucune tradition authentique n'est
fondée sur des conceptions humaines. Au contraire, toute tradition
authentique est fondée sur un socle sacré, une représentation du
sacré qui prend diverses formes, mais dont le point commun est
d'être d'origine « non-humaine », c'est-à-dire divine.
Il ne peut en être autrement dans la tradition celtique, comme dans
les autres traditions indo-européennes, où le mode particulier
d'expression de la révélation divine est le mythe.
Le
mythe, comme récit symbolique mettant en œuvre les événements du
monde imaginal, du monde intermédiaire, de l'Outremonde, n'est pas
la création d'un homme ou d'un groupe d'hommes. Les sept Rishis
(« voyants ») de l'hindouisme védique, auteurs supposés
des Vedas, n'en sont pas les créateurs, mais de simples canaux de
transmissions. De même, le récit de la « Fondation
du Domaine de Tara » (Textes mythologiques irlandais,
trad. Ch.-J. Guyonvarc'h, éd. Ogam-Celticum, 1980) relate comment la
structure symbolique et sacrée de l'Irlande, divisée en cinq
provinces (4+1), remonte à l'intervention d'un être extraordinaire,
Trefuilngid Tre-eochair : « "Je suis venu
en vérité", dit-il, "du coucher du soleil et je vais à
son lever. Mon nom est Trefuilngid Tre-Eochair". "Pourquoi
ce nom t'a-t-il été donné ?", dirent-ils. "Ce n'est pas
difficile", dit-il, "parce que c'est moi qui suis la cause
du lever du soleil et de son coucher". »
« "Que ce soit comme vous l'avez
trouvé", dit Fintan, "nous n'irons pas contre les
dispositions que Trefuilngid nous a laissées, car c'était un ange
de Dieu ou Dieu lui-même" ».
Ainsi, toute tradition authentique provient du divin, selon son mode
propre, et le mode de la transmission divine en terre celtique, c'est
le mythe.
C'est
donc notre attitude, notre modèle d'interprétation, notre
herméneutique particulière, qui déterminera le caractère
exotérique ou ésotérique de toute démarche.
L'herméneutique
exotériste, ouverte à tous, publique, consiste en la reproduction
des thèmes centraux du mythe, dans le cadre de rites collectifs,
unifiant. Religio
signifie ici le lien social et sacré à la fois, l'union de la
communauté partageant les valeurs et surtout le corpus mythique,
afin que la société des hommes soit conforme à l'ordre divin.
Rites de saison, rites de passage des moments de la vie, adoration
des formes divines, culte, prières collectives, relèvent de cette
herméneutique, qui a sa raison d'être.
Il
existe cependant une autre approche du mythe sacré, une autre
herméneutique. Certains hommes (ce qui inclut évidemment des
femmes) ressentent un appel plus profond, qui les pousse à
interroger le mythe et à s'interroger soi-même, parce que le mythe
résonne en soi-même. L'appel de l'Outremonde est puissant, et s'il
n'est pas satisfait, il peut rendre malade. C'est d'un amour qu'il
s'agit, l'amour d'Oengus pour Caer Ibormaith, la femme du Síd
(« Le rêve d'Oengus », in Textes
mythologiques irlandais). L'amant veut
rechercher l'aimée. Il y a désir de quête, et cette quête, c'est
l'initiation.
En
effet, l'herméneutique ésotérique n'est pas ouverte à tous, car
la Connaissance ne peut être donnée : c'est au cherchant d'aller
la conquérir. Ce chemin est un chemin intérieur (c'est le sens du
mot « ésotérique »), et la forêt aventureuse est celle
de nos propres profondeurs.
Christian-J.
Guyonvarc'h a évoqué en 1993, dans la revue Connaissance
des religions, l'initiation celtique. Il est
évident que la tradition celtique ancienne a possédé plusieurs
voies initiatiques, depuis celles des métiers artisanaux, en passant
par l'initiation guerrière, chevaleresque et royale, jusqu'à
l'initiation druidique. Il est tout aussi évident que cette dernière
n'a pas pu perdurer après l'invasion romaine, la christianisation,
et les invasions germaniques. Le cas de l'Irlande est particulier,
puisque la conversion de l'île par saint Patrick n'a pas été une
rupture radicale avec l'ancienne tradition. La classe des filid,
régulée dans le cadre de la nouvelle religion, a continué à
transmettre l'essentiel, à savoir le patrimoine mythique, le
« revelatum »
celtique dont les dieux sont les personnages vivants.
La
« résurgence », à partir de 1717, de courants se
réclamant du druidisme (lignées de John Toland, Henry Hurle, puis
Iolo Morganwg), pose question. Malgré les revendications de
l'époque, relayées jusqu'à très récemment, il semble très peu
probable qu'une réelle transmission de l'initiation druidique ait pu
avoir lieu depuis l'antiquité jusqu'aux tavernes londoniennes où
fut fondé le Druid Order. L'absence de références au mythe
celtique, au sein de cet « Ordre Druidique », donne à
penser que le lien avait réellement été rompu depuis plusieurs
siècles. La similitude de milieu avec la franc-maçonnerie moderne
naissante – fondée elle aussi dans les tavernes de Londres en 1717
– incite toutefois à s'interroger.
Aujourd'hui,
de nombreux groupes s'affirment « druidiques ». Certains
proviennent, par diverses filiations, des trois « lignées »
du XVIII° siècle. D'autres sont de génération spontanée, ce qui
en dit long sur leur connaissance des règles générales de
l'initiation. Sans préjuger de l'efficience initiatique de la
multitude d'organisations néo-druidiques actuelles, il semble bien
qu'on y pratique surtout un exotérisme à base plus ou moins
celtique, fondé sur huit fêtes annuelles (dont quatre ne sont pas
celtiques), sur l'adoration de divinités dont on ne connaît que peu
de choses, car coupées de leur contexte mythique, et sur une
« inspiration » d'origine purement individuelle.
Mais
si l'exotérisme est l'écorce de l'Arbre sacré, et l'ésotérisme
le bois – l'Esprit en étant la sève –, comment ne pas voir que,
trop souvent, on n'a affaire qu'à une écorce vide, voire même à
une reproduction d'écorce en plastique made in Walt Disney ou
Hollywood ? Les générations actuelles ne savent souvent plus faire
la différence entre les récits mythiques d'origine supra-humaine,
et les romans d'heroic fantasy plus ou moins imités de l’œuvre de
J.R.R. Tolkien. Et l'on confond allègrement les personnages sacrés
des anciens mythes, avec les elfes, fées, nains, hobbits et autres
trolls de la sous-littérature pour adolescents.
Il
y a grande urgence, pour ceux qui se réclament aujourd'hui de la
tradition celtique, à retrouver l'Esprit qui l'animait dans les
temps anciens, qui la fécondait par l'intermédiaire de
l'initiation, qu'elle soit artisanale, guerrière et royale, ou
sacerdotale. Certains druidisants d'aujourd'hui sont conscients de
cette situation et de cette urgence, et parfois sont allés
« ailleurs » quérir l'initiation nécessaire. Car
l'Esprit est Un, et ses manifestations multiples. La Source est Une,
qui irrigue toutes les terres et abonde tous les fleuves.
Toutefois,
il faut encore que le parcours initiatique mène réellement là où
il doit mener : à l'Esprit qui est Un, à la source de toutes
choses, bref, à ce je-ne-sais-quoi qu'on a pris l'habitude d'appeler
Dieu, faute de mieux. Et dans cette perspective, le seul « druide »
authentique auquel j'accorderai ma confiance s'appelle Christ !
« Is
é mo drui a Crist mac Dé ! »
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