mercredi 12 février 2014

"Is é mo drui a Crist mac Dé"



"Is é mo drui a Crist mac Dé" ("Tu es mon druide, ô Christ, fils de Dieu") - Adamnan, abbé d'Iona, VII° siècle.

Cette phrase m'a toujours touché par ce qu'elle symbolise : la synthèse irlandaise entre la "loi nationale", héritée du passé celtique, et la nouvelle loi, celle du Christ.

Contrairement aux autres pays celtiques, l'Irlande n'a pas été occupée par Rome. La société traditionnelle s'y est maintenue intacte jusqu'à l'arrivée de saint Patrick, au V° siècle. Les textes montrent une société typiquement indo-européenne, dirigée par une aristocratie guerrière remuante, d'où sont issus les rois, et par la classe des druides, qui comprend plusieurs spécialités (voir Ch.-J. Guyonvarc'h et F. Le Roux, Les Druides).

Avant le christianisme, l'écriture était réservée à la magie. Les mythes faisaient l'objet d'une transmission orale de la part des bardes, et d'une autre spécialisation druidique : les filid (singulier : file). Ceux-ci sont, au départ, des voyants. Spécialistes de la satire, ils ont progressivement supplanté les bardes auprès des cours royales. C'est par leur intermédiaire que les récits se sont transmis jusqu'à l'époque de Patrick, et bien au-delà, jusqu'au XIX° siècle.

A la christianisation, beaucoup de membres de la classe intellectuelle des druides se sont convertis à la nouvelle foi, et ont certainement constitué les cadres de l’Église chrétienne. Ils ont cherché ensuite, non pas à faire table rase des anciennes traditions, mais à les adapter à la nouvelle. Ce qui choquait trop la foi chrétienne fut interdit, mais des pans entiers des vieilles croyances furent superficiellement christianisés, de manière à conjuguer la " Loi de Nature " aux récits bibliques, comme l'Ancien Testament annonce l’Évangile. Dès le VII° siècle, et peut-être avant, les vieux récits ont été mis par écrit, principalement par des moines. Recopiés de siècles en siècles sur des parchemins, quelques uns sont parvenus jusqu'à nous. Nous possédons des anciens catalogues qui montrent l'immense étendue de cette littérature. La plupart des récits ont disparu, tandis que certains de ceux que nous possédons ne sont pas dans les catalogues.


Les principaux manuscrits connus sont : 

- le Lebor na hUidre (Livre de la Vache Brune), conservé à la Royal Irish Academy de Dublin (R.I.A.), écrit avant 1106 ; 

- Le Livre de Leinster, conservé au Trinity College de Dublin, composé vers 1150 ; 
- Le Livre Jaune de Lecan, du XV° siècle, également au Trinity College ; 
- Le Livre de Ballymote, à la R.I.A., du XV° siècle ; 
- Le Rawlinson B 502, des XI° et XII° siècles, conservé à la Bodleian Library d'Oxford.

La littérature irlandaise est ainsi d'origine à la fois païenne et chrétienne, aristocratique et cléricale. Elle s'est transmise jusqu'à nous à la fois par les filid, poètes de cour et héritiers des druides, et par le patient travail des copistes des monastères d'Armagh, de Clonard, de Bangor, de Clonmacnoise, d'Aran ou de Lough Derg.

Les anciens Irlandais classaient leurs récits par genre : Aventures, Courtises, Voyages, Destructions, Razzias de bétail, Pillages, Visions, Histoires d'amour, Batailles, Enlèvements, Apparitions, Tragédies, Banquets, Sièges, Éruptions, Invasions, Rassemblements. Mais les modernes les classent en quatre grands " cycles " : le cycle mythologique, le cycle d'Ulster, le cycle ossianique ou de Leinster, et le cycle des rois.


Le cycle mythologique raconte l'ancienne histoire d'Irlande, bien antérieure au christianisme. Les récits tentent de " synchroniser " cette histoire mythique avec les récits bibliques : les Gaëls se voient ainsi pourvus d'ancêtres égyptiens ou d'origines grecques. Mais le fond païen demeure : les anciens dieux, qui ne peuvent plus être des dieux dans un contexte chrétien, sont fréquemment réduits à l'état de rois ou d'humains mortels, mais on reconnaît aisément leurs caractères et leurs attributions divines.


Le récit central du cycle mythologique est le Lebor Gabala Erenn (Livre des Conquêtes de l'Irlande). Ils met en scène les cinq " races " mythiques qui se sont succédées sur le sol de l'île, jusqu'à l'arrivée des Gaels. D'abord, avant le Déluge, le peuple de Cessair qui disparaît bientôt, exterminé par une maladie. Ensuite, Partholon, qui commence à défricher l'Irlande et à faire jaillir des lacs : c'est la mise en forme de la matière primaire. Il doit également affronter un peuple démoniaque et difforme, les Fomoire, qui sont comme le fond pré-humain de l'Univers. Chacune des " races " devra les vaincre pour s'imposer en Irlande. Il est remplacé par le peuple de Nemed (son nom signifie : " sacré "). Opprimé par les Fomoire, le peuple de Nemed quitte l'Irlande dans différentes directions. Une partie d'entre eux revient plus tard, sous le nom de Fir Bolg. Puis, encore plus tard, d'autres descendants de Nemed arrivent aussi : les Túatha Dé Danann. Ils affrontent victorieusement les Fir Bolg dans la Première Bataille de Mag Tured, puis les Fomoire dans la Seconde Bataille de Mag Tured. Ce sont eux les véritables dieux de l'Irlande : le roi Nuada au Bras d'Argent, le dieu-druide Dagda, la Morrigan, déesse guerrière, Ogme le champion, Diancecht le médecin, et surtout, Lug, le Polytechnicien, qui détient à lui seul tous les attributs et toutes les qualités des autres dieux. Enfin les Fils de Mil, qui sont les ancêtres des Gaels, battent les Túatha Dé Danann qui se réfugient dans le Síd, l'Autre Monde, qu'il se trouve de l'autre côté de la mer, au fond des lacs ou sous les nombreux tertres qui parsèment l'île.

Les deux gigantesques Batailles de Mag Tured font l'objet de récits importants, la seconde bataille présentant deux versions différentes.
Mythiquement, ce passé est parvenu jusqu'aux temps récents grâce à un homme particulier : Tuan mac Cairill. Arrivé avec Partholon, il a survécu à l'épidémie et est resté vivant à travers les siècles, subissant régulièrement des métamorphoses animales jusqu'à redevenir un homme au temps du roi Cairell. C'est lui qui fait le récit du passé mythique de l'Irlande à Saint Finnen, du monastère de Mag Bile (Histoire de Tuan mac Cairill).

Dans un autre récit, la Fondation du Domaine de Tara, on trouve un autre personnage qui, lui aussi, a traversé les âges : c'est Fintan. Sorte d'homme primordial, gardien du passé et garant du droit, il justifie l'organisation politique de l'Irlande en quatre provinces plus une province centrale, celle du roi suprême, qui réside à Tara. Car, présent en Irlande depuis avant le Déluge, il en est le plus ancien historien, et il a reçu sa science d'un personnage énigmatique, sorte de géant divin.
D'autres récits se rattachent au cycle mythologique, en particulier la Mort tragique des Enfants de Tuireann, la Légende de Mongan et surtout la très belle Courtise d'Etain, suite de trois contes qui montrent le dieu Midir conquérir Etain, la plus belle fille d'Irlande. Mais celle-ci est transformée par l'épouse de Midir, après plusieurs métamorphoses, en insecte d'une grande beauté, qui tombe dans la coupe d'une reine qui accouche ensuite d'une fille qui est Etain elle-même. Elle épouse le roi d'Irlande Eochaidh, mais Midir la retrouve et tente de la récupérer à travers plusieurs aventures. On peut aussi rattacher à la légende d'Etain le joli conte intitulé Rêve d'Oengus, où ce dernier, jeune roi solaire, tombe amoureux d'une belle aperçue en songe.

Le cycle d'Ulster est résolument épique. Il tourne autour du monument de la littérature irlandaise, la Táin Bo Cualnge, ou Razzia des Vaches de Cooley, et de son personnage principal, le héros Cúchulainn. Sorte d'Hercule celtique, guerrier précoce et terrible, il tient tête à lui tout seul aux armées de toutes les provinces d'Irlande liguées contre l'Ulster pour s'emparer du plus beau des taureaux, le Brun de Cualnge. Ni vraiment homme, ni vraiment dieu, Cúchulainn pratique la magie guerrière et détient une arme mystérieuse, le javelot-foudre. D'autres textes le mettent en scène, comme les Enfances de Cúchulainn, la Maladie de Cúchulainn, la Courtise d'Emer, la Mort violente du fils unique d'Aife... Mais dans ce cycle on trouve aussi la Conception de Conchobar, le Festin de Bricriu, ou encore la belle histoire d'amour de Derdriu, intitulée l'Exil des Fils d'Uisliu.

Le cycle de Leinster ou cycle ossianique nous raconte les aventures des Fianna, des bandes de guerriers mercenaires qui écumaient l'Irlande, parfois au service des rois, parfois pour leur propre compte. Les héros principaux en sont Finn, chef des Fianna, son fils Oisin (ou Ossian), guerrier et poète, le fils de celui-ci, Oscar, et aussi Diarmaid, sorte de prototype de Tristan. Les plus importants récits sont Les Enfances de Finn, le conte de Diarmaid et Grainne, et aussi l'Acallam na Senorach (Dialogue des Anciens), qui recense de nombreuses légendes explicatives sur l'origine des choses et des noms.

Enfin, le cycle des Rois regroupe des récits qui étaient jadis racontés par les bardes et les filid, chargés de maintenir la mémoire des dynasties royales. Il s'agit de nombreuses histoires locales mettant en scène des personnages parfois historiques, comme Lugaid mac Con, Labraid Loingsech (la Destruction de Dinn Rig), Conn aux Cent Batailles, son fils Art mac Conn, et le fils de ce dernier, Cormac mac Art, Brian Boru, ou encore Suibhne, roi de Dal nAraide, qui perdit la raison lors d'une bataille et sorte de précurseur du personnage breton de Merlin.

Ces différents récits sont très souvent entrecoupés de passages en vers, à la poésie très brute, concrète et vivante. Il est vraisemblable que le conteur, barde ou file, connaissait par cœur des milliers de vers, autour desquels il brodait ou récitait un cadre selon son inspiration. Toutefois, on a parfois noté des poèmes surajoutés à des proses plus anciennes.

L'étude de la poésie irlandaise a montré que les anciens poètes ne pratiquaient que l'allitération (répétition d'un même son ou groupe de sons dans un même vers). Ce n'est que sous l'influence de la métrique latine qu'ils ont eu recours au rythme et à la rime.

La poésie irlandaise a connu un grand développement à travers les siècles. Elle concernait tous les aspects de la vie, de la naissance à la mort. Mais les poèmes les plus nombreux ont trait à l'histoire et aux grandes figures historiques, qu'il s'agisse de guerriers ou de saints. Les grands noms de la poésie sont Eochaidh O'Heoghusa, Tadhg Og O'Huiginn, Owen Roc Macaward, Owen Roe O'Sulivan ou encore Brian Merriman. Les grands écrivains irlandais comme P.W. Joyce, W. B. Yeats ou Oscar Wilde sont les héritiers de cette très ancienne tradition.


Le Voyage de saint Brendan : un récit du genre "Imram" (Navigation)


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