mardi 11 février 2014





Les Chrétiens, à partir du II° siècle, se sont disputés âprement au sujet de la nature du Christ. Jésus, le Christ, était-il Dieu ? Était-il seulement homme ? Les deux à la fois ? A-t-il réellement vécu, ou n'était-il qu'une image ? Est-ce lui qui a souffert sur la croix, ou un simulacre de lui-même ? Si l'on s'intéresse aux différents courants de pensée qui s'affrontèrent durant des siècles au sein du monde chrétien, on se rend compte que l'essentiel des querelles concerne cette question : qui est le Christ ? Les différents Conciles œcuméniques, à partir du Concile de Nicée en 325, ont eu pour rôle principal, à l'instigation du pouvoir politique, de définir l'« opinion juste » (orthodoxe), face aux autres choix, qualifiés d'hérésies (du grec haeresis, « choix »). Le pouvoir politique ne pouvait accepter que ces querelles prissent une telle ampleur qu'elles menacent l'unité même de l'Empire.
C'est donc sur cette question que se construisit l'orthodoxie, c'est-à-dire le dogme, ce qu'on doit croire pour appartenir à l'Eglise chrétienne. Et ce dogme devint par la suite l'instrument de la domination à la fois spirituelle, intellectuelle et politique, qui permit à l'Eglise, notamment romaine, d'asseoir son pouvoir, d'opprimer et de persécuter toute pensée différente. L'Inquisition, outil de cette domination, mise en place pendant la lutte contre le catharisme occitan, est le résultat inéluctable de la définition dogmatique, et donc du débat sur la nature du Christ.

La comparaison avec le bouddhisme est éclairante.
Le contexte est, dans une certaine mesure, similaire. En effet, le Bouddha historique dit Shakyamuni, le prince Siddharta Gautama, apporte un enseignement révolutionnaire, dans le cadre d'une religion établie et très ritualisée, enseignement dont le but est la libération de chaque homme des souffrances de la vie ici-bas. Cet enseignement réfute de nombreuses règles admises, comme celle des castes par exemple. Les similitudes sont nombreuses entre les deux enseignements, celui du Christ Jésus et celui du Bouddha Siddharta. Les deux personnages en sont venus à incarner, au sens fort du terme, l'idéal de la réalisation spirituelle, et à représenter l'exemple que chaque disciple doit atteindre.
Or, face à la même question que le christianisme, le bouddhisme répond différemment.
Dès la mort du Bouddha historique, s'est posé la question de sa nature. Face à la tentation d'une divinisation du Bouddha historique, ce dernier s'affirme lui-même homme et pleinement homme. Le bouddhisme ancien donne comme objectif à atteindre pour les moines, l'état d'« arhat ». Plus tard, le bouddhisme mahayâna insiste sur la présence, en tout homme et en toute créature sensible, de la « nature de Bouddha », c'est-à-dire de la potentialité d’Éveil. Mais l’Éveil, le Nirvâna – comparable au « Royaume » de l'enseignement de Jésus – n'est pas descriptible : il est seulement « expérimentable ». On peut le vivre, mais on ne peut en parler. Dès lors, toute tentative de description s'apparente à une idolâtrie : l'enseignement lui-même n'est qu'un « moyen habile » (upaya) qui permet au cherchant de se rapprocher de la Réalité. Prendre l'enseignement pour le but, c'est prendre le doigt du Sage pour la Lune qu'il montre...
C'est pourquoi le bouddhisme Zen, tel qu'il s'est développé en Chine puis dans tout l'extrême-orient, refuse catégoriquement d'aborder les questions de doctrine en tant que concepts. Il cherche au contraire à permettre au pratiquant d'échapper aux concepts que l'on peut se former de l’Éveil, du Nirvâna, et aussi du Bouddha, non pas le Bouddha historique, mais la nature de Bouddha telle que chaque être la porte en lui. Lin-Tsi, grand maître ch'an du 9° s., ira jusqu'à dire : « Vous devez acquérir une vue correcte de la Réalité... Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha. Si vous rencontrez le Patriarche, tuez le Patriarche... C'est la seule voie par laquelle vous puissiez être libéré, libre et indépendant. » Autrement dit : si vous vous formez une idée du Bouddha et de l'Eveil, cette idée est nécessairement fausse. Non seulement elle est fausse, mais elle devient un obstacle à la Réalisation. Le taoïsme disait la même chose, lorsque Lao Tseu, dans le Tao-Tö King, affirmait : « Le Tao qu'on peut nommer n'est pas le Tao ».

Si nous voulons être des disciples de Jésus, le Christ, nous devons nous aussi refuser de nous fixer une opinion sur sa nature. Nous devons fuir toute discussion de ce type, et nous contenter de suivre son exemple et son enseignement. Tout dogme, toute doctrine expressément figée et exposée, ne peut être, au mieux, qu'un « moyen habile », une aide aux croyants pour s'élever sur l'échelle spirituelle. Cela ne peut être valable qu'à titre transitoire et relatif.
Le seul but que Jésus nous a fixé, c'est de devenir « enfants de Dieu » (Jn 1, 12), et pour cela, il nous a montré la voie : la voie, la vérité, la vie, c'est lui-même. Qui est-il ? Dans l'évangile (apocryphe) de Thomas, on lit ceci :

Jésus dit à ses disciples :
« Comparez-moi, et dites-moi à qui je ressemble. »
Simon-Pierre lui dit : « Tu ressembles à un ange juste. »
Matthieu lui dit : « Tu ressembles à un homme philosophe sage. »
Thomas lui dit : « Maître, ma bouche n’acceptera absolument pas que je dise à qui tu ressembles. »
Jésus dit : « Je ne suis pas ton maître, puisque tu as bu, tu t’es enivré à la source bouillonnante que moi j’ai mesurée. »
Et il le prit, se retira, lui dit trois paroles.
(log. 13)

En effet, Thomas a atteint la Vérité, car il refuse de définir Jésus. « Dé-finir », c'est fixer des limites. Définir le Christ, c'est tuer le Christ, c'est nier la Vie. Tuer en nous notre définition du Christ, c'est tuer la mort, c'est accéder à la Vie. Accueillir en nous le Christ, lui préparer la place, construire en nous-mêmes un Temple au divin, nécessite que nous abandonnions toute idée préconçue.
C'est pourquoi on peut dire, avec Lin-Tsi :

« Si tu rencontres le Christ – l'idée de Christ – tue-le ».

Alors, seulement, il se révèlera.





2 commentaires:

  1. Bien vu ! D'autant plus si Jesus Christ est Dieu incarné... Comment oser prétendre définir conceptuellement Dieu ? C'est cette conceptualisation, vouloir limiter l'illimité pour satisfaire une volonté de domination qui crée la coercition.
    En fait le bouddhisme rejoint l'apophatisme orthodoxe et rhénan. D'un autre côté, on sait, et il faut pouvoir le dire que Dieu est Vie, Lumière et Amour. Très important de l'affirmer avec force face à ceux qui construisent un Dieu à l'image de leurs projections de culpabilité, de tyrannie, de légalisme ou de violence.

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  2. Oui. L'apophatisme ne suffit pas, et il faut savoir conjuguer les deux approches.

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