Les
Chrétiens, à partir du II° siècle, se sont disputés âprement au
sujet de la nature du Christ. Jésus, le Christ, était-il Dieu ?
Était-il seulement homme ? Les deux à la fois ? A-t-il réellement
vécu, ou n'était-il qu'une image ? Est-ce lui qui a souffert sur la
croix, ou un simulacre de lui-même ? Si l'on s'intéresse aux
différents courants de pensée qui s'affrontèrent durant des
siècles au sein du monde chrétien, on se rend compte que
l'essentiel des querelles concerne cette question : qui est le Christ
? Les différents Conciles œcuméniques, à partir du Concile de
Nicée en 325, ont eu pour rôle principal, à l'instigation du
pouvoir politique, de définir l'« opinion juste »
(orthodoxe), face aux autres choix, qualifiés d'hérésies (du grec
haeresis, « choix »). Le pouvoir politique ne
pouvait accepter que ces querelles prissent une telle ampleur qu'elles menacent l'unité même de l'Empire.
C'est
donc sur cette question que se construisit l'orthodoxie, c'est-à-dire
le dogme, ce qu'on doit croire pour appartenir à l'Eglise
chrétienne. Et ce dogme devint par la suite l'instrument de la
domination à la fois spirituelle, intellectuelle et politique, qui
permit à l'Eglise, notamment romaine, d'asseoir son pouvoir,
d'opprimer et de persécuter toute pensée différente.
L'Inquisition, outil de cette domination, mise en place pendant la
lutte contre le catharisme occitan, est le résultat inéluctable de
la définition dogmatique, et donc du débat sur la nature du Christ.
La
comparaison avec le bouddhisme est éclairante.
Le
contexte est, dans une certaine mesure, similaire. En effet, le
Bouddha historique dit Shakyamuni, le prince Siddharta Gautama,
apporte un enseignement révolutionnaire, dans le cadre d'une
religion établie et très ritualisée, enseignement dont le but est
la libération de chaque homme des souffrances de la vie ici-bas. Cet
enseignement réfute de nombreuses règles admises, comme celle des
castes par exemple. Les similitudes sont nombreuses entre les deux
enseignements, celui du Christ Jésus et celui du Bouddha Siddharta.
Les deux personnages en sont venus à incarner, au sens fort du
terme, l'idéal de la réalisation spirituelle, et à représenter
l'exemple que chaque disciple doit atteindre.
Or,
face à la même question que le christianisme, le bouddhisme répond
différemment.
Dès
la mort du Bouddha historique, s'est posé la question de sa nature.
Face à la tentation d'une divinisation du Bouddha historique, ce
dernier s'affirme lui-même homme et pleinement homme. Le bouddhisme
ancien donne comme objectif à atteindre pour les moines, l'état
d'« arhat ». Plus tard, le bouddhisme mahayâna insiste
sur la présence, en tout homme et en toute créature sensible, de la
« nature de Bouddha », c'est-à-dire de la potentialité
d’Éveil. Mais l’Éveil, le Nirvâna – comparable au
« Royaume » de l'enseignement de Jésus – n'est pas
descriptible : il est seulement « expérimentable ». On
peut le vivre, mais on ne peut en parler. Dès lors, toute tentative
de description s'apparente à une idolâtrie : l'enseignement
lui-même n'est qu'un « moyen habile » (upaya) qui
permet au cherchant de se rapprocher de la Réalité. Prendre
l'enseignement pour le but, c'est prendre le doigt du Sage pour la
Lune qu'il montre...
C'est
pourquoi le bouddhisme Zen, tel qu'il s'est développé en Chine puis
dans tout l'extrême-orient, refuse catégoriquement d'aborder les
questions de doctrine en tant que concepts. Il cherche au contraire à
permettre au pratiquant d'échapper aux concepts que l'on peut se
former de l’Éveil, du Nirvâna, et aussi du Bouddha, non pas le
Bouddha historique, mais la nature de Bouddha telle que chaque être
la porte en lui. Lin-Tsi, grand maître ch'an du 9° s., ira jusqu'à
dire : « Vous devez acquérir une vue correcte de la
Réalité... Si vous rencontrez le Bouddha, tuez le Bouddha. Si vous
rencontrez le Patriarche, tuez le Patriarche... C'est la seule voie
par laquelle vous puissiez être libéré, libre et indépendant. »
Autrement dit : si vous vous formez une idée du Bouddha et de
l'Eveil, cette idée est nécessairement fausse. Non seulement elle
est fausse, mais elle devient un obstacle à la Réalisation. Le
taoïsme disait la même chose, lorsque Lao Tseu, dans le Tao-Tö
King, affirmait : « Le Tao qu'on peut nommer n'est pas le
Tao ».
Si
nous voulons être des disciples de Jésus, le Christ, nous devons
nous aussi refuser de nous fixer une opinion sur sa nature. Nous
devons fuir toute discussion de ce type, et nous contenter de suivre
son exemple et son enseignement. Tout dogme, toute doctrine
expressément figée et exposée, ne peut être, au mieux, qu'un
« moyen habile », une aide aux croyants pour s'élever
sur l'échelle spirituelle. Cela ne peut être valable qu'à titre
transitoire et relatif.
Le
seul but que Jésus nous a fixé, c'est de devenir « enfants de
Dieu » (Jn 1, 12), et pour cela, il nous a montré la voie : la
voie, la vérité, la vie, c'est lui-même. Qui est-il ? Dans
l'évangile (apocryphe) de Thomas, on lit ceci :
Jésus dit à ses disciples :
« Comparez-moi, et dites-moi à qui je
ressemble. »
Simon-Pierre lui dit : « Tu ressembles à
un ange juste. »
Matthieu lui dit : « Tu ressembles à un
homme philosophe sage. »
Thomas lui dit : « Maître, ma bouche
n’acceptera absolument pas que je dise à qui tu ressembles. »
Jésus dit : « Je ne suis pas ton maître,
puisque tu as bu, tu t’es enivré à la source bouillonnante que
moi j’ai mesurée. »
Et il le prit, se retira, lui dit trois paroles.
(log. 13)
En
effet, Thomas a atteint la Vérité, car il refuse de définir Jésus.
« Dé-finir », c'est fixer des limites. Définir le
Christ, c'est tuer le Christ, c'est nier la Vie. Tuer en nous notre
définition du Christ, c'est tuer la mort, c'est accéder à la Vie.
Accueillir en nous le Christ, lui préparer la place, construire en
nous-mêmes un Temple au divin, nécessite que nous abandonnions
toute idée préconçue.
C'est pourquoi on peut dire, avec Lin-Tsi :
« Si
tu rencontres le Christ – l'idée
de Christ –
tue-le ».
Alors, seulement, il se révèlera.
Bien vu ! D'autant plus si Jesus Christ est Dieu incarné... Comment oser prétendre définir conceptuellement Dieu ? C'est cette conceptualisation, vouloir limiter l'illimité pour satisfaire une volonté de domination qui crée la coercition.
RépondreSupprimerEn fait le bouddhisme rejoint l'apophatisme orthodoxe et rhénan. D'un autre côté, on sait, et il faut pouvoir le dire que Dieu est Vie, Lumière et Amour. Très important de l'affirmer avec force face à ceux qui construisent un Dieu à l'image de leurs projections de culpabilité, de tyrannie, de légalisme ou de violence.
Oui. L'apophatisme ne suffit pas, et il faut savoir conjuguer les deux approches.
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