Le dieu à la roue, sur le chaudron de Gundestrup |
Il
faut avoir à l’esprit que l’anthropomorphisme et la
spécialisation des dieux sont une caractéristique gréco-romaine,
et que les Celtes ne semblent pas avoir eu un panthéon aussi précis.
Mais il ne faut pas non plus penser, comme au 19° siècle, que
chaque tribu celtique adorait une ou plusieurs divinités, liées aux
éléments ou aux phénomènes naturels. Les centaines de noms divins
recensés dans le monde celtique sont en réalité des surnoms
locaux, et les principes divins peuvent se ramener à un nombre
réduit de figures. Les dieux du polythéisme ne sont pas, en
réalité, des êtres existant par eux-mêmes, comme des sortes de
super-héros aux pouvoirs surnaturels. Il s'agit plutôt de figures
vivant dans les mythes et les récits sacrés, c'est-à-dire dans le
monde intermédiaire, le monde psychique que Henry Corbin appelle
« imaginal ». Dans cet outre-monde sans espace ni temps,
ou en tout cas où l'espace et le temps sont différents du nôtre,
se déroulent éternellement les mêmes mythes, histoires sacrées
qui sont les fondements de la vision du monde, et finalement les
fondements du monde sensible. Bien sûr, la piété populaire est
portée à adorer les dieux comme des entités réelles, à les
personnifier et à les projeter dans notre univers. Mais les initiés
et les mystiques savent bien qu'ils se situent dans une autre
réalité, celle de l'âme. Ce polythéisme-là n'est donc pas
inconciliable avec le monothéisme ontologique, puisque le Dieu
unique, qui « donne l'être à tout ce qui existe », se
situe encore au-delà du monde du mythe, dans un Absolu
inconnaissable qui est l'Origine de tout, et dont on ne peut rien
dire. Lorsque l'Unique se manifeste dans l'univers, c'est déjà sous
la forme ternaire. C'est
sans doute ce qui explique que, en Irlande en particulier, le
christianisme ait été adopté sans difficultés et même avec
enthousiasme par les Celtes, y compris par les druides et les bardes
de la tradition nationale.
Jules
César nous dit, dans son Commentaire
sur la Guerre des Gaules,
que les Gaulois adoraient cinq divinités, à savoir Mercure, le dieu
principal, puis Apollon, Mars et Jupiter, et enfin Minerve. Les
textes irlandais montrent en effet un nombre assez réduit de
personnages divins, qui peuvent correspondre aux principes décrits
par César. Dans l’histoire mythique de l’Irlande, adaptée au
contexte chrétien, les dieux évhémérisés se confondent avec les
différentes races ayant colonisé l'Île Verte, comme les Fils de
Nemed (ce qui signifie « Sacré »), les Fir Bolg et
surtout les Tuátha Dé Danann (« Tribus de la Déesse Dana »),
venus des Îles au Nord du Monde, et vivant aujourd’hui dans un
Autre Monde proche du nôtre.
Mercure
correspond à Lug
Samildanach
(le "Polytechnicien"). Il possède en effet les capacités
de tous les autres dieux. Lug est donc hors classe, en dehors et
au-dessus du panthéon. Lug est aussi un dieu lumineux qui rappelle
aussi Apollon. Son nom est attesté en Gaule par le toponyme Lugdunum
"ville de Lug", dont on connaît une quinzaine
d'exemplaires (Lyon, Loudun, Laon, mais aussi Lion-en-Sulias, dans le
Loiret). Le culte de Lug était très répandu en Gaule. Pline nous
décrit la grande statue de Mercure, au sommet du Puy-de-Dôme :
haute de 33 m, elle est la plus colossale de son époque. Le dieu y
était figuré dans la posture accroupie dite "bouddhique".
Dans le mythe irlandais, c’est lui qui unit les forces divines pour
gagner la bataille contre les forces obscures. Mais Lug, à la fois
sage, guerrier et artiste, est par-dessus tout le "roi
universel" qui transcende toutes les autres fonctions, et il est
au-dessus de la triade Jupiter-Mars-Mercure. Ces trois dieux (Dagda -
Ogma et Lug lui-même) sont comme les trois aspects principaux de la
divinité. Lug est d'abord le roi des dieux dans un sacerdoce qui
transcende la royauté - c'est là le symbolisme de la fête du 1er
août (Lugnasad). Il détient la lance sacrée, un des quatre
talismans rapportés des Îles au Nord du Monde.
Lugh à la lance |
Le
principal nom du Jupiter
gaulois est Taranis,
le dieu à la roue. Son nom ne laisse aucune équivoque : Taranis,
c'est le tonnerre. C’est aussi Sucellos, le "bon frappeur",
qui détient un maillet. Ce maillet divin se retrouve en plein
folklore breton du XIX° siècle : le mell
benniget
("maillet béni") y est utilisé pour faciliter le passage
du mourant dans l'autre monde, en le posant sur son front. On n’en
dira pas plus ici.
En
Irlande, c’est le Dagda
– étymologiquement le « Bon Dieu » –, maître de la
roue divine, possesseur d'un chaudron d'abondance et de résurrection,
un des quatre talismans rapportés des Îles au Nord du Monde, et
archétype du Graal. Ce Dagda détient également une massue, arme
terrible qui tue les hommes par un bout (dans ce monde-ci) mais les
ressuscite par l'autre bout (dans l'Autre Monde). Il est le dieu de
la science, dieu druide par excellence, dieu de l'amitié et des
contrats, dieu de l'éternité, et donc du temps et de la
météorologie, et maître des éléments. Sa lubricité le pousse
parfois à arrêter le temps pour coucher illégalement avec la
déesse Boand, et engendrer le Fils divin – qui est peut-être Lug
lui-même. Gros mangeur, gros buveur, et coureur de jupons, le Dagda
est sans doute à l’origine du personnage de Gargantua. Et
peut-être un peu de notre Bon Dieu populaire et débonnaire.
Le
dieu Mars,
à qui César attribue logiquement la fonction guerrière, a deux
correspondants en Irlande :
Au
niveau royal, Nuada
à la main d'argent, roi des Tuatha
Dé Danann. Le roi représente, en tant que "moteur immobile",
l'aspect régulateur et calme de la fonction guerrière. Son attribut
est le "Glaive de Lumière", un des quatre talismans
rapportés des Îles au Nord du Monde. Il est "le Distributeur"
(sens du nom Nuada), et le garant de la prospérité du pays.
Au
niveau guerrier, Ogma,
champion des Tuatha Dé Danann, retrouvé en
Gaule dans Ogmios, le dieu aux liens, équivalent du védique Varuna.
Ogmios est le conducteur des âmes, le chef des morts, celui dont on
ne pouvait prononcer le nom. Ogmios est la partie sombre de la
grande divinité souveraine dont le Dagda est, en Irlande, la partie
claire. L'Irlande lui attribue la création des ogam,
l’écriture magique, et la maîtrise de l'éloquence. On le nomme
parfois Elcmar
("le Grand Méchant"). La nature du Mars celtique participe
donc des deux états fondamentaux du souverain qui distribue les
richesses, gouverne, maintient l'équilibre, dirige la guerre sans la
faire, et du héros guerrier aux exploits fantastiques. Elle explique
aussi le rôle important du héros irlandais dont le prototype est
Cuchulainn.
Statue du dieu Nuadha, conservée dans la cathédrale d'Armagh. (il ne fait pas une quenelle) |
Pour
Apollon,
là aussi, la correspondance irlandaise est double :
La
fonction de l'Apollon guérisseur bien connu en Gaule est remplie en
Irlande par Diancecht.
Il rend la vie aux Tuatha Dé Danann tués au combat en les plongeant
dans la Fontaine de Santé, et remplace le bras du roi Nuada par une
prothèse en argent.
En
qualité de dieu de la jeunesse, il est Oengus
ou Mac Oc
("le Fils Jeune"), engendré et né en un seul jour (long
de neuf mois) des amours "adultères" du Dagda et de Boand.
La
Déesse, enfin. Ouvrière et inspiratrice des arts, la Minerve de
César est représentée en Gaule par Bélisama
"la Très Brillante" ou Brigantia
"la Très Haute". La légende irlandaise fait de la "triple
Brigite", qui porte aussi le nom de Dana ou Ana, la mère des
trois dieux fondamentaux, fille du dieu-druide Dagda, comme Minerve
est fille de Jupiter. La christianisation l'a transformée très tôt
en sainte Brigitte, à l'immense pouvoir, patronne de l'Irlande avec
saint Patrick. Elle est la mère des poètes, des forgerons et des
médecins. Elle porte de multiples noms comme Dana (qui signifie
« Art »), Macha (« la Plaine »), ou Medb
(« l’Ivresse »). Sous le nom de Morrigan
"la Grande Reine", elle est la femme du Dagda. Identifiée
à la Terre, elle est la détentrice de la Souveraineté qu’elle
accorde à ses favoris selon sa volonté. C’est pourquoi le roi est
souvent, dans les légendes celtiques, victime d’adultère.
Epona, déesse gallo-romaine |
Les
mythes irlandais ont été historicisés avec la christianisation.
Des récits merveilleux ou épiques nous décrivent la formation de
l’univers sous la forme d’une colonisation de l’Irlande par
plusieurs vagues d’envahisseurs, qui tous doivent vaincre les
Fomoire, sorte de Titans élémentaux difformes. Un personnage
unique, sorte d’Homme primordial, a survécu, grâce à des
métamorphoses animales, à toutes les invasions et catastrophes, il
est le témoin de l’Histoire et du droit, et le détenteur du
savoir sacré. A l’arrivée de la dernière vague, celle des
hommes, les dieux se sont retirés sous les collines et au fond des
lacs, mais ils interviennent parfois dans le monde des hommes.
De
nombreux récits mythiques tournent autour du thème de la
Souveraineté, de la quête de la Femme de l’Autre Monde ou
d’objets sacrés. Ils évoquent certains thèmes du folklore
européen, très certainement d’origine celtique ou indo-européen.
(à suivre...)
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