jeudi 20 février 2014

La Tradition celtique (partie 4 - Dieux et mythes)

Le dieu à la roue, sur le chaudron de Gundestrup


Il faut avoir à l’esprit que l’anthropomorphisme et la spécialisation des dieux sont une caractéristique gréco-romaine, et que les Celtes ne semblent pas avoir eu un panthéon aussi précis. Mais il ne faut pas non plus penser, comme au 19° siècle, que chaque tribu celtique adorait une ou plusieurs divinités, liées aux éléments ou aux phénomènes naturels. Les centaines de noms divins recensés dans le monde celtique sont en réalité des surnoms locaux, et les principes divins peuvent se ramener à un nombre réduit de figures. Les dieux du polythéisme ne sont pas, en réalité, des êtres existant par eux-mêmes, comme des sortes de super-héros aux pouvoirs surnaturels. Il s'agit plutôt de figures vivant dans les mythes et les récits sacrés, c'est-à-dire dans le monde intermédiaire, le monde psychique que Henry Corbin appelle « imaginal ». Dans cet outre-monde sans espace ni temps, ou en tout cas où l'espace et le temps sont différents du nôtre, se déroulent éternellement les mêmes mythes, histoires sacrées qui sont les fondements de la vision du monde, et finalement les fondements du monde sensible. Bien sûr, la piété populaire est portée à adorer les dieux comme des entités réelles, à les personnifier et à les projeter dans notre univers. Mais les initiés et les mystiques savent bien qu'ils se situent dans une autre réalité, celle de l'âme. Ce polythéisme-là n'est donc pas inconciliable avec le monothéisme ontologique, puisque le Dieu unique, qui « donne l'être à tout ce qui existe », se situe encore au-delà du monde du mythe, dans un Absolu inconnaissable qui est l'Origine de tout, et dont on ne peut rien dire. Lorsque l'Unique se manifeste dans l'univers, c'est déjà sous la forme ternaire. C'est sans doute ce qui explique que, en Irlande en particulier, le christianisme ait été adopté sans difficultés et même avec enthousiasme par les Celtes, y compris par les druides et les bardes de la tradition nationale.

Jules César nous dit, dans son Commentaire sur la Guerre des Gaules, que les Gaulois adoraient cinq divinités, à savoir Mercure, le dieu principal, puis Apollon, Mars et Jupiter, et enfin Minerve. Les textes irlandais montrent en effet un nombre assez réduit de personnages divins, qui peuvent correspondre aux principes décrits par César. Dans l’histoire mythique de l’Irlande, adaptée au contexte chrétien, les dieux évhémérisés se confondent avec les différentes races ayant colonisé l'Île Verte, comme les Fils de Nemed (ce qui signifie « Sacré »), les Fir Bolg et surtout les Tuátha Dé Danann (« Tribus de la Déesse Dana »), venus des Îles au Nord du Monde, et vivant aujourd’hui dans un Autre Monde proche du nôtre.

Mercure correspond à Lug Samildanach (le "Polytechnicien"). Il possède en effet les capacités de tous les autres dieux. Lug est donc hors classe, en dehors et au-dessus du panthéon. Lug est aussi un dieu lumineux qui rappelle aussi Apollon. Son nom est attesté en Gaule par le toponyme Lugdunum "ville de Lug", dont on connaît une quinzaine d'exemplaires (Lyon, Loudun, Laon, mais aussi Lion-en-Sulias, dans le Loiret). Le culte de Lug était très répandu en Gaule. Pline nous décrit la grande statue de Mercure, au sommet du Puy-de-Dôme : haute de 33 m, elle est la plus colossale de son époque. Le dieu y était figuré dans la posture accroupie dite "bouddhique". Dans le mythe irlandais, c’est lui qui unit les forces divines pour gagner la bataille contre les forces obscures. Mais Lug, à la fois sage, guerrier et artiste, est par-dessus tout le "roi universel" qui transcende toutes les autres fonctions, et il est au-dessus de la triade Jupiter-Mars-Mercure. Ces trois dieux (Dagda - Ogma et Lug lui-même) sont comme les trois aspects principaux de la divinité. Lug est d'abord le roi des dieux dans un sacerdoce qui transcende la royauté - c'est là le symbolisme de la fête du 1er août (Lugnasad). Il détient la lance sacrée, un des quatre talismans rapportés des Îles au Nord du Monde.
Lugh à la lance

Le principal nom du Jupiter gaulois est Taranis, le dieu à la roue. Son nom ne laisse aucune équivoque : Taranis, c'est le tonnerre. C’est aussi Sucellos, le "bon frappeur", qui détient un maillet. Ce maillet divin se retrouve en plein folklore breton du XIX° siècle : le mell benniget ("maillet béni") y est utilisé pour faciliter le passage du mourant dans l'autre monde, en le posant sur son front. On n’en dira pas plus ici.
En Irlande, c’est le Dagda – étymologiquement le « Bon Dieu » –, maître de la roue divine, possesseur d'un chaudron d'abondance et de résurrection, un des quatre talismans rapportés des Îles au Nord du Monde, et archétype du Graal. Ce Dagda détient également une massue, arme terrible qui tue les hommes par un bout (dans ce monde-ci) mais les ressuscite par l'autre bout (dans l'Autre Monde). Il est le dieu de la science, dieu druide par excellence, dieu de l'amitié et des contrats, dieu de l'éternité, et donc du temps et de la météorologie, et maître des éléments. Sa lubricité le pousse parfois à arrêter le temps pour coucher illégalement avec la déesse Boand, et engendrer le Fils divin – qui est peut-être Lug lui-même. Gros mangeur, gros buveur, et coureur de jupons, le Dagda est sans doute à l’origine du personnage de Gargantua. Et peut-être un peu de notre Bon Dieu populaire et débonnaire.

Le dieu Mars, à qui César attribue logiquement la fonction guerrière, a deux correspondants en Irlande :
Au niveau royal, Nuada à la main d'argent, roi des Tuatha Dé Danann. Le roi représente, en tant que "moteur immobile", l'aspect régulateur et calme de la fonction guerrière. Son attribut est le "Glaive de Lumière", un des quatre talismans rapportés des Îles au Nord du Monde. Il est "le Distributeur" (sens du nom Nuada), et le garant de la prospérité du pays.
Au niveau guerrier, Ogma, champion des Tuatha Dé Danann, retrouvé en Gaule dans Ogmios, le dieu aux liens, équivalent du védique Varuna. Ogmios est le conducteur des âmes, le chef des morts, celui dont on ne pouvait prononcer le nom. Ogmios est la partie sombre de la grande divinité souveraine dont le Dagda est, en Irlande, la partie claire. L'Irlande lui attribue la création des ogam, l’écriture magique, et la maîtrise de l'éloquence. On le nomme parfois Elcmar ("le Grand Méchant"). La nature du Mars celtique participe donc des deux états fondamentaux du souverain qui distribue les richesses, gouverne, maintient l'équilibre, dirige la guerre sans la faire, et du héros guerrier aux exploits fantastiques. Elle explique aussi le rôle important du héros irlandais dont le prototype est Cuchulainn.

Statue du dieu Nuadha, conservée
dans la cathédrale d'Armagh.
(il ne fait pas une quenelle)

Pour Apollon, là aussi, la correspondance irlandaise est double :
La fonction de l'Apollon guérisseur bien connu en Gaule est remplie en Irlande par Diancecht. Il rend la vie aux Tuatha Dé Danann tués au combat en les plongeant dans la Fontaine de Santé, et remplace le bras du roi Nuada par une prothèse en argent.
En qualité de dieu de la jeunesse, il est Oengus ou Mac Oc ("le Fils Jeune"), engendré et né en un seul jour (long de neuf mois) des amours "adultères" du Dagda et de Boand.

La Déesse, enfin. Ouvrière et inspiratrice des arts, la Minerve de César est représentée en Gaule par Bélisama "la Très Brillante" ou Brigantia "la Très Haute". La légende irlandaise fait de la "triple Brigite", qui porte aussi le nom de Dana ou Ana, la mère des trois dieux fondamentaux, fille du dieu-druide Dagda, comme Minerve est fille de Jupiter. La christianisation l'a transformée très tôt en sainte Brigitte, à l'immense pouvoir, patronne de l'Irlande avec saint Patrick. Elle est la mère des poètes, des forgerons et des médecins. Elle porte de multiples noms comme Dana (qui signifie « Art »), Macha (« la Plaine »), ou Medb (« l’Ivresse »). Sous le nom de Morrigan "la Grande Reine", elle est la femme du Dagda. Identifiée à la Terre, elle est la détentrice de la Souveraineté qu’elle accorde à ses favoris selon sa volonté. C’est pourquoi le roi est souvent, dans les légendes celtiques, victime d’adultère.

Epona, déesse gallo-romaine

Les mythes irlandais ont été historicisés avec la christianisation. Des récits merveilleux ou épiques nous décrivent la formation de l’univers sous la forme d’une colonisation de l’Irlande par plusieurs vagues d’envahisseurs, qui tous doivent vaincre les Fomoire, sorte de Titans élémentaux difformes. Un personnage unique, sorte d’Homme primordial, a survécu, grâce à des métamorphoses animales, à toutes les invasions et catastrophes, il est le témoin de l’Histoire et du droit, et le détenteur du savoir sacré. A l’arrivée de la dernière vague, celle des hommes, les dieux se sont retirés sous les collines et au fond des lacs, mais ils interviennent parfois dans le monde des hommes.

De nombreux récits mythiques tournent autour du thème de la Souveraineté, de la quête de la Femme de l’Autre Monde ou d’objets sacrés. Ils évoquent certains thèmes du folklore européen, très certainement d’origine celtique ou indo-européen.

(à suivre...)

 

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