Il n'y a pas
contradiction entre le monothéisme et le polythéisme, à condition
de bien préciser de quoi on parle. Pour cela, il est nécessaire de
traduire le mot « dieu(x) » en termes d'être et d'étant,
notions centrales de l'ontologie métaphysique.
Les créatures, les
phénomènes, les concepts, les opinions, les entités, relèvent
tous du domaine de l'étant. Ils sont concevables et perceptibles par
les sens, c'est-à-dire les cinq sens ordinaires – auxquels
correspond le « sensorium », organe interne de
réception des sensations – et le sens interne appelé « mental ».
Tous ces phénomènes ont une cause (des causes), ils ne sont pas
« sans-cause ». Traditionnellement, dès la philosophie
grecque, on qualifie tout phénomène possédant une ou plusieurs
causes, d'« étant » (latin ens).
En revanche, la cause qui
est sans cause, à l'origine de toutes les causes, est dite « Être ».
Les « étants » ne sont que parce que l'Être leur donne
leur être. C'est pourquoi le philosophe mystique musulman Ibn Arabî
transforme la déclaration monothéiste habituelle (« il n'y a
de Dieu que Dieu ») en : « Il n'y a que Dieu à être ».
Mais cette cause sans cause qui possède seule l'Être, est
ineffable, indicible, indescriptible, inconnaissable par les moyens
des sens et du mental humain (théologie négative, apophatique). On
ne peut pas en parler, sinon de manière négative : « Ce n'est
pas ceci, ce n'est pas cela ». « La voie négative de
la connaissance de Dieu est une démarche ascendante de la pensée,
qui élimine progressivement de l'objet qu'elle veut atteindre toute
attribution positive pour aboutir finalement à une sorte de saisie
par ignorance suprême de Celui qui ne saurait être un objet de
connaissance » (Vladimir Lossky). Je préférerais dire :
« ne saurait être l'objet d'un savoir », car l'ignorance
suprême dont on parle est en réalité la suprême Connaissance.
Or, pour le plus grand
malheur de la théologie, on attribue habituellement le même nom,
« dieu » à deux choses tout à fait différentes :
- d'une part, l'Être ineffable et inconnaissable, seul Être, source de tous les étants ;
- d'autre part, les « premiers étants », c'est-à-dire les concepts intermédiaires dans la chaîne de la manifestation.
En effet, l'Être-source
ne produit pas la manifestation sensible directement de Lui-même, en
l'abandonnant ensuite à son sort, comme dans le concept de « deus
absconditus » du monothéisme abstrait. Il existe au
contraire une chaîne de manifestation, très longuement méditée et
décrite depuis Platon, le néo-platonisme et les mystiques, une
sorte de « procession » allant de l'Être non-étant
jusqu'à notre monde sensible, en passant par des « Intelligences
agentes » (néo-platonisme), ou des « Eons »
(gnostiques) qui sont les « Seigneur de leur espèce »,
c'est-à-dire les dieux.
La source de cette
confusion provient de ce que les « Septante » qui
traduisirent les livres de la Bible juive (Tanakh) de l'hébreu en
grec, au III° s. avant J.-C., utilisèrent le mot grec « Theos »
pour traduire le tétragramme hébraïque YHWH (יהוה)
qui était traditionnellement imprononçable, pour signifier
l'ineffabilité et l'incognoscibilité du Principe-Être. Or, le mot
grec « theos », qui provient de l'indo-européen *deiwos
désignant les puissances divines du jour et de la lumière, qualifie
donc un « étant » et non l'« Être ». Dès
lors, s'est dessinée l'opposition exotérique entre ceux pour qui il
n'existe qu'un seul « Theos », les « monothéistes »,
et ceux pour qui il existe plusieurs « theoi », les
polythéistes – chaque camp ignorant que l'autre camp ne se situe
pas au même niveau que lui, ni au même point de vue.
Les
dieux existent, mais Dieu est.
On peut ainsi considérer
que l'Univers s'étage métaphysiquement en trois « mondes »
ou niveaux :
- l'Être ineffable, Cause des causes, Principe, Origine et Fin de toutes choses, dont aucun qualificatif ne peut rendre compte, Lumière des Lumières, Unité ou plutôt Unicité de l'Être qui donne son être à tous les étants. Son mode de connaissance est l'Intellect pur (grec : noûs)
- Le monde de « l'entre-deux », procession de l'Être vers les étants, perdant progressivement de sa Lumière, en une hiérarchie descendante analogue à une généalogie, ou à une chaîne initiatique ; c'est dans ce monde de l'entre-deux que se déroulent les évènements non-historiques et non-spatiaux du mythe, récits exemplaires du déploiement du monde – création, peuplement, guerres entre les Eons-Dieux... – et aussi récits du retour vers l'Unité de l'Être. C'est le monde « imaginal », terme forgé par Henry Corbin, car le mode de connaissance propre à ce monde est l'« Imagination active ».
- Enfin, notre monde matériel caractérisé par l'action de l'espace et du temps, mesurable, impermanent, composé, mortel. C'est le monde de la physique. Son mode de connaissance réside dans les cinq sens.
En vertu du principe
selon lequel l'Homme est le microcosme du macrocosme universel, ces
trois niveaux se retrouvent dans l'anthropologie traditionnelle, sous
la forme du composé humain : esprit-âme-corps (grec : pneuma
(ou noûs)-psyché-soma – latin :
spiritus-anima-corpus).
Le corps (soma,
corpus) désigne évidemment le composé matériel, soumis au
temps, à l'espace, et à la mort, qui se décomposera, et qui,
impermanent, est sans cesse en mouvement et en mutation. C'est le
monde matériel, « réel » (du latin res : la
chose, l'objet concret).
L'âme (psyché,
anima) relève du non-matériel : c'est la psyché humaine,
regroupant différentes puissances « négatives » (qui
tirent vers le bas, qui divisent la personne) ou « positives »
(qui tirent vers le haut et unifient la personne). La psyché
comprend bien sûr la conscience ordinaire, mais aussi tout le monde
immergé de l'inconscient, où se déroulent des événements
archétypiques. Le rêve est le principal mode d'expression du monde
inconscient, mais pas le seul. A ce sujet, la psychologie jungienne
est incontournable. Les structures archétypiques du monde
inconscient se servent du « matériel » concret, issu de
la vie consciente, pour s'exprimer. C'est pourquoi les rêves
évoluent et changent selon les personnes et, pour une même
personne, selon les étapes de la vie. De même, les mythes et récits
fondamentaux du deuxième monde se servent du contexte historique et
culturel pour exprimer les structures éternelles et universelles, et
leurs formes changent selon les communautés humaines et les époques,
sur une plus longue échelle, bien sûr.
L'esprit (pneuma
ou noûs, spiritus) enfin, désigne « la fine
pointe de l'âme », ce par quoi nous sommes, le Principe et la
Fin, l'Alpha et l'Omega, sans qualification ni attribution, et dont
on ne peut rien dire, parce que notre langage discursif est fondé
sur la dualité du sujet et de l'objet, alors que l'Esprit, par
nature, est Unicité. L'Esprit ne peut donc se faire connaître que
par « participation », par « co-naissance ».
Le chemin qui mène vers
la connaissance de l'Esprit est justement ce qui fait l'objet de
nombreux mythes ou récits visionnaires. Les combats entre dieux et
démons (deva et asura de l'Inde, Tuatha Dé Danann et Fomoire de
l'Irlande, Ases et Vanes de Scandinavie, dieux et titans de la
Grèce...) figure cette guerre intérieure qui, en rétablissant
l'ordre juste dans la psyché, permet à celle-ci de s'unir au
Principe et de le co-naître.
Ainsi sont réconciliés
monothéisme et polythéisme, traditions abrahamiques et
« paganismes » indo-européens.
Réconciliés, à
condition d'éviter deux écueils, deux erreurs d'appréciation, deux
« péchés » au sens étymologique (= « manquer la
cible) :
- L'erreur commune des monothéistes consiste à faire de l'Être un « étant suprême » (Ens supremum), c'est-à-dire un objet existant, simplement d'un état supérieur aux autres états. En « objectivant » ainsi l'Être, on le garde séparé de nous-mêmes, oubliant que sa transcendance s'accompagne paradoxalement de son immanence, car la conception d'un Dieu transcendant ne signifie pas qu'il est totalement en dehors et au-delà du monde, ces notions d'en dehors et d'au-delà étant, elles, de ce monde, mais bien que sa nature n'est pas limitée à l'en dedans ou l'en-deçà et qu'elle les inclut et les dépasse. On réduit ainsi le monde à deux niveaux : spirituel et physique, sans possibilité d'aller de l'un à l'autre. C'est la monolâtrie stérile et fermée, qui conduit à la création d'un clergé s'instituant en médiateur obligatoire entre les hommes et Dieu, et finalement au totalitarisme dogmatique et intolérant.
- L'erreur commune des polythéistes, c'est de s'arrêter au-niveau des dieux, qui sont des étants, sans s'interroger sur ce qui leur donne leur être propre, et de nier l'Être qui est au-delà des dieux : c'est proprement « l'idolâtrie », puisqu'on se borne alors à vénérer les « images » (grec : eidolon) intermédiaires de l'Être au niveau imaginal. On réduit le monde à deux niveaux : physique et imaginal, et on ferme la porte au transcendant qui est l'Origine et le But. Bref, on contemple le doigt du Sage et, fasciné, on oublie de contempler la Lune qu'il nous désigne.
Il
importe donc de garder à l'esprit l'arbre des trois mondes, afin de
ne tomber ni dans la monolâtrie totalitaire, ni dans l'idolâtrie
stérile car coupée de son principe.
L'épée de Lugh est l'un des quatre "talismans" rapportés des Îles au Nord du Monde par les Tuatha Dé Danann. |
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